Manuela Marques

10 mars - 28 avril 2007


Manuela Marques

 

Les photographies de Manuela Marques sont de faux instantanés : des reconstitutions minutieuses de moments d’intimité ou d’introspection lorsqu’il y a présence humaine, portraits ou corps se déplaçant dans l’espace ; ou encore des rencontres longtemps attendues avec la nature, des lieux, une certaine lumière. La production de Manuela Marques n’est pas dans l’abondance mais dans la sédimentation. C’est pourquoi ses images ont une intensité particulière, faisant de la matière des choses celle du cliché photographique à travers le rendu de la densité de l’air dans la pénombre ; ou le poids des objets et des corps sujets à la gravité ; ou encore l’association du cliché photographique au cliché émotionnel de l’objet décoratif – résidu du désir d’aventure dans des formes convenues en porcelaine.

Le caractère unique de chaque image et leur production restreinte s’associent à une autre recherche singulière, celle de l’entre-deux. En prenant ce parti, les œuvres de Manuela Marques sont issues ou tendent vers cette latence de l’évènement dont c’est plutôt la manifestation qui nourrit tant d’autres photographes. Elles viennent juste avant ou après, comme une vague commençant à se former ou bien reculant à nouveau vers la mer après le déferlement. Les photographies de Manuela Marques sont une enceinte soigneusement édifiée dans les limites du monde visible – elles s’attachent à la latence d’un devenir mais aussi aux embryons de cette latence. Ainsi ses images ne portent pas de titre ni d’information relative aux lieux de prise de vue afin que le spectateur s’investisse dans cette maïeutique de l’avènement.

Dans cette progression de l’expérience vers l’image, l’artiste travaille avec certains mots en tête. Cependant qu’elle cadre, compose, développe soigneusement, les mots agissent comme une charpente sourde. Situation. Attente. Entrebâillement. Penchée. Suspension. Ces mots sont presque performatifs, comme ceux d’un chorégraphe qui articule les corps et leur mouvement dans un contexte donné.

Pour sa troisième exposition à la galerie Anne Barrault, Manuela Marques sélectionne un ensemble d’images de tensions et d’inversions: d’un moment vers un autre, du cadre vers le hors cadre, de la gravité vers l’apesanteur, de l’avenir vers le devenir, de la projection et de la virtualité. Fascinée par le texte de Freud sur la Gradiva (1) (sur une fresque italienne montrant une femme se déplaçant, avec un voile suivant le corps en mouvement), l’artiste fait défiler un sous-texte : en portugais, la langue maternelle de l’artiste, être enceinte se dit « grávida », anagramme de « Gradiva » ; le portugais a conservé le rapport du mot avec la gravité. Une image de femme enceinte enfante les relations avec les autres images : l’enfantement est reproduction, la reproduction est aussi passage de la chose à son image à travers la lumière, c’est-à-dire la matière en apesanteur.

D’autres relations surgissent aussi en rapport avec la condition dédoublante de l’image, avec des miroirs, de la lumière, des surfaces étrangement réfléchissantes. Bref, tout ce qui fait l’alchimie de la photographie : le miroir aveugle où l’image est comme engloutie; de faux cheveux soyeux aussi inondés de lumière que dépourvus de mouvement, tentacules posés et inertes ; une ombre portée de chaises rangées sur la partie droite de l’image hantant cette inertie de mouvement arrêté, de spectacle fini (ou à reprendre ?).

Habilement, l’artiste rend le spectateur responsable de ses émotions face à des images construites d’avance, comptant sur une sensibilité mise en doute par l’ambigüité des images (fins ou commencements, danses ou crispations, aurore ou tombée de la nuit ?) pour mieux édifier sa distance. Nous sommes toujours démunis comme si ces photographies étaient l’image de la perte de ce que nous escomptions. Les miroirs ne réfléchissent pas, personne ne s’assoit sur les chaises, les objets sont animés et les personnages inertes. Les photographies s’animent d’une vie circulaire, inversant le continuum de l’espace-temps et se chargent d’une multiplicité de sens – symboles multiples et devenirs.

Joana Neves, Paris, Déc. 2006

  1. Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen