TOPORISATION
François Piron
Il est peut-être nécessaire de rappeler aujourd’hui à quel point, entre les années 1960 et 1990, et principalement dans les années 1970 et 1980, Roland Topor a été une figure dont la notoriété est nationale, et non limitée à la sphère culturelle.
À la télévision, Topor est un invité régulier, « bon client » des plateaux, à la réplique goguenarde et au rire tonitruant, et figure également à l’écriture de nombreuses séries télévisées populaires : l’émission parodique à sketches Merci Bernard (1982-84) puis Palace (1988-89), écrites et réalisées avec Jean-Michel Ribes, mais surtout Téléchat, 234 épisodes d’un journal télévisé pour enfants présenté par les marionnettes d’un chat et d’une autruche dialoguant avec des objets parlants, à partir de 1983[1]. Ces contributions télévisuelles ne sont toutefois pour Topor qu’une infime partie de son activité de dessinateur, d’écrivain, de metteur en scène mais aussi de comédien (pour des réalisateurs aussi variés que William Klein, Raul Ruiz, Werner Herzog ou Volker Schlöndorff).
Si Topor est une personnalité intégrée au spectacle médiatique, il s’inscrit également de plein droit dans l’histoire des avant-gardes parisiennes de l’après-guerre, dans le sillage du Surréalisme et dans les parages du Collège de ‘pataphysique. Tel est le paradoxe de sa carrière: à la fois « mainstream » et « underground », il ne s’inscrit pleinement dans aucune catégorie des « beaux-arts », ce qui explique sans doute sa position aujourd’hui marginale dans l’histoire de ceux-ci, mais touche à toutes ces catégories, et définit librement ses allées et venues entre celles-ci, avec des constantes : un humour féroce, une défiance ironique vis-à-vis des conventions esthétiques dominantes, et un souci de s’adresser à un public au-delà des cercles établis de la bien-pensance légitimante.
C’est le hasard d’une première publication qui inscrit Topor dans la sphère surréaliste. L’éditeur Jean-Jacques Pauvert, qui publie Sade et Bataille, et réédite L’Anthologie de l’humour noir de Breton, choisit un dessin de Topor pour la couverture du n°9 de sa revue Bizarre en 1958[2]. Alors qu’il est encore étudiant aux Beaux-Arts de Paris, Topor se trouve au contact des Surréalistes, dont il témoigne en ces termes : « Il ne fallait pas éternuer quand Breton prophétisait, les conneries étaient sévèrement punies ; on n’avait pas le droit de choisir ses amis. »[3] Son goût est plutôt à chercher auprès du Surréalisme belge, entre la subversion sarcastique et obscène d’un Marcel Mariën et le « conformisme tactique » de René Magritte. L’une des premières commandes passées à Topor sera d’ailleurs la couverture d’un ouvrage de l’écrivain André Blavier, futur spécialiste des « fous littéraires » : De quelques inventions belges utiles et tolérables, en 1960.
La publication dans Bizarre, qui ne se reproduira pas, a néanmoins valeur d’affiliation. Topor s’oriente vers la presse, le dessin d’humour et la caricature, notamment pour la revue Hara Kiri. C’est la rencontre en 1961 avec deux autres exilés, l’espagnol Fernando Arrabal et le chilien Alejandro Jodorowsky, avec lesquels il va créer à son tour son propre groupe, Panique, qui marque pour Topor un tournant.
Panique n’est pas un groupe fermé, mais bien plutôt un cercle d’amis, à configuration variable et sans structure[4] : ce n’est pas un mot d’ordre, mais bien plutôt un mot de passe, tout comme le Collège de ‘pataphysique[5] ; une entité aux contours laissés savamment flous, mais dont les membres se revendiqueront toute leur vie. Puisqu’il n’a jamais vraiment existé, disent-ils, il n’y a aucune raison de le dissoudre.
En 1965 et 1966 ont lieu plusieurs performances du groupe Panique orchestrées par Arrabal, Jodorowsky et Topor au sein du Festival de la Libre Expression, organisé par l’artiste Jean-Jacques Lebel à l’American Center, rue de Bercy à Paris. Celle de Topor en 1965 s’intitule « Cérémonie pour une nouvelle femme »[6] : des personnages coiffés de chapeaux melon y manipulent des objets en carton. Topor a fabriqué des masques, des costumes et de grands dessins collés sur des silhouettes de bois qui interagissent avec les comédiens. Une danseuse réalise un strip-tease autour d’un sein géant en plâtre avant qu’il ne soit piétiné et jeté hors de la scène. Ouvrant les cuisses, un moine encapuchonné lui verse le contenu d’un aquarium sur l’entre-jambes, etc.
Avec ces performances, Topor se trouve au bord du monde de l’art contemporain. Il partage l’affiche du Festival de la Nouvelle Expression avec Nam June Paik et Charlotte Moorman, fréquente Daniel Spoerri dont il illustre l’ouvrage An Anecdoted Topography of Chance, publié par Emmett Williams pour sa maison d’édition Fluxus Something Else Press en 1966.
Par l’intermédiaire de Spoerri, Topor fréquente Robert Filliou et Erik Dietman, mais c’est avant tout l’amitié qui guide ces rencontres, alors qu’il se tient en marge du monde de l’art, envers lequel il affiche la plus grande suspicion : « Le plus souvent on parle des artistes comme de faiseurs de produits de luxe. (…) Je refuse le prestige parce que je ne crois pas qu’il soit tellement plus noble et prestigieux de travailler, de trafiquer dans l’art, que de fabriquer et de vendre des chaussures ou de préparer des repas, de fouiller des poubelles. (…) Ce n’est pas par démagogie que je dis ça. C’est le côté produit, objet à consommer, qui me met mal à l’aise. Beaucoup d’œuvres d’art ne sont pas forcément pleines d’originalité, bourrées d’inventivité. (…) Ce ne sont en général que de sournois instruments du pouvoir parce qu’elles le consolident dans ce qu’il a de plus stupide. »[7] Ses Mémoires d’un vieux con sont une autobiographie fictionnalisée de sa vie d’artiste, où il tourne en dérision l’image de l’artiste et les conventions du monde de l’art : « Mes dons remarquables pour les arts plastiques apparurent dès ma plus tendre enfance. Déjà je manifestais un talent exceptionnel. À trois ans, je gravais dans la purée, à la fourchette, des Klee qui stupéfiaient ma famille… »[8]
À la cohérence d’une ligne artistique définie, Topor a préféré la démultiplication des champs d’expression, et bien souvent sur commande, en travaillant pour la presse, le cinéma, la télévision. Il accepta même en 1978 une commande du CNPF, ancêtre du Medef, pour un court-métrage d’animation sur le monde de l’entreprise. Mais après avoir réalisé quelques dessins où il représente l’usine en un animal glouton dévoreur d’humains, la commande fut annulée. L’esprit d’Hara-Kiri perdure dans sa conclusion à ses Mémoires d’un vieux con, en forme d’apologie de l’opportunisme : « Vive l’argent ! Vive l’avant-garde ! Vive le communisme ! »[9]
Topor a développé un rejet de « l’art moderne » fondé sur le discours légitimant, la distinction, destiné au monde pacifié du musée. Il lui préfère une approche populaire de l’art, qui provoque le rire et le choc, comme autant de dévaluations du « grand art ». Jacques Sternberg, dans sa préface au premier recueil de dessins de Topor, LesMasochistes, ne manquait pas de le souligner : « Manquer à ce point de mesure et de goût alors que le bon ton est la clé du succès et de l’estime intellectuelle. Monsieur Topor, c’est moi qui vous le dis, il faudra sérieusement vous détoporiser si vous voulez arriver à quelque chose, à réussir comme on dit. »[10]
[1] Roland Topor réalise Téléchat avec Henri Xhonneux, avec lequel il collabore de nouveau pour Marquis (1989), un long-métrage également en marionnettes mais pas pour les enfants, consacré à la vie du Marquis de Sade.
[2] Topor définira plus tard Bizarre comme « une sorte de fourre-tout situé dans la mouvance surréaliste, entre insolite, incongru, merveilleux et dérisoire. », in « Les Oreilles et la queue », entretien avec Bernard Corteggiani, Les Inrockuptibles, n°37, juillet 1992. Ce premier dessin publié par Topor montre deux hommes assis côte à côte à une table. L’un est impassible, le regard vide ; le second est déjà mort, face contre la surface de la table, à côté de lui un pavé noir ; au-dessus de son voisin, le même cube, à quelques millièmes de seconde de l’impact. Ni légende, ni signature, mais une inscription lisible dans le concept d’humour noir défini par André Breton.
[3] Frantz Vaillant, Roland Topor ou le rire étranglé, Paris, Buchet-Chastel, 2007, p.114.
[4] Aucune liste n’a jamais vraiment été établie des membres de Panique. Parmi celles et ceux qui en ont fait partie, figurent, outre Topor, Arrabal et Jodorowsky, Olivier O. Olivier, Diego Bardon, Sam Szafran, Michel Troche, Jacques Sternberg, Abel Ogier, Dominique Sevrain, André Ruellan, Christian Zeimert, Jérôme Savary, Kazik Hentchel, Zwy Milstein, Yojiro Otsuki, Heidi Draper, Michel Parré, Freddy de Vries, Bob Swain, Copi, Jean Benoit, Mimi Parent, ainsi que le graphiste Roman Ciezlewicz, éditeur de Kamikaze, journal d’information panique, dont le premier numéro, publié par Christian Bourgeois, paraît en 1976.
[5] Topor n’a été nommé Satrape du Collège de ‘pataphysique qu’à titre posthume, en 2001.
[6] La performance est enregistrée et diffusée à la télévision dans « Happening », reportage réalisé par Jean-Pierre Mirouze, diffusé le 1er janvier 1965.
[7] Roland Topor, Courts termes, en aparté avec Eddy Devolder, Creil, Dumerchez, 1994, p.18
[8] Roland Topor, Mémoires d’un vieux con, Paris, Balland, 1977, p.11
[9] Mémoires d’un vieux con, p. 177
[10] Roland Topor, Les Masochistes, Paris, Le Terrain Vague, 1960
Roland Topor
Oh la la, 1973
crayon de couleur sur papier/ color pencil on paper
24 x 32 cm / Avec cadre : 55 x 63 cm
Roland Topor
L’île nue (ou Nouvelle récolte), 1973
huile et encre sur toile / oil and ink on canvas
54 x 65 cm / Avec cadre 61 x 72 cm