ART, GUERRE ET DÉMOCRATIE
Dans les peintures d’Alun Williams, rien n’est tout à fait ce qu’il semble être, ou, pour le dire plus précisément, tout est beaucoup plus complexe que ce que l’on pourrait croire à première vue. Les œuvres récentes de Williams, apparemment simples, peuvent sembler dépendre de la capacité de l’artiste à inventer des images tout à fait contemporaines et engageantes – des ânes irrésistibles mais indifférents dans un paysage, par exemple – et à exploiter l’expressivité physique de ses matériaux – coups de pinceau sommaires sur un support grossier ou encre fluide sur papier. Mais on prend rapidement conscience de la base conceptuelle rigoureuse, à la fois profondément sérieuse et ludique, qui sous-tend ces œuvres. Williams commente notre condition actuelle, en partie en forçant ceux d’entre nous qui prêtent attention à l’art à fouiller dans leur banque d’images mentales, reconnaissant avec bonheur des œuvres d’art familières ou s’efforçant de retrouver des œuvres peu connues. Qu’est-ce qui me semble familier dans ce paysage en arrière-plan ? Pourquoi ai-je l’impression d’avoir vu ce décor il n’y a pas si longtemps ? Cette silhouette n’est-elle pas quelque chose que je connais dans un autre contexte ? Dans ses œuvres les plus récentes, nous sommes également contraints de réfléchir aux images omniprésentes dans les médias des horreurs actuelles
Ce sentiment de familiarité fugace n’est pas une illusion. Williams s’inspire délibérément de motifs d’autres œuvres d’art, ainsi que d’images de lieux réels. Il ne s’agit pas d’appropriation, mais plutôt de quelque chose de plus proche de la manière dont T.S. Eliot laissait résonner dans ses écrits sa vaste connaissance et son appréciation de la littérature du passé. Une grande partie du travail antérieur de Williams s’appuyait sur une recherche scrupuleuse de l’histoire des lieux qu’il fréquentait, ou des quartiers où il exposait ou travaillait. Il découvrait une configuration – une tache de peinture, une trace de route ou l’altération d’un mur, parmi de nombreuses autres sources – qui se substituait au personnage principal de l’histoire. La configuration, devenue un personnage autonome, était représentée dans des images basées sur le lieu la suscitait, parfois en compagnie d’autres personnages de l’histoire. Souvent, un groupe d’œuvres du même ordre présentait plusieurs moments de la vie du protagoniste, que nous avions appris à reconnaître dans différents contextes.
Les œuvres récentes de Williams ne sont pas moins complexes et allusives. Elles semblent avoir été inspirées à la fois par sa connaissance de l’histoire de l’art, en particulier de l’art moderne, et par l’état inquiétant de notre monde tourmenté. Les nouvelles alarmantes du Moyen-Orient sont incarnées dans des odalisques qui semblent être des réfugiées venues de l’Arcadie nord-africaine fictive qu’Henri Matisse a construite avec des accessoires et des textiles dans son studio provençal. Ces femmes à l’énergie nouvelle se rassemblent en groupe, armées de fusils d’assaut, ou s’assoient au milieu des décombres dus à suite un bombardement, renversant toute association persistante avec un monde idéalisé d’oisiveté et de plaisir. Les ânes, représentés par des artistes aussi différents que Franz Marc et Jean-Michel Basquiat, deviennent les ambassadeurs de tout ce qui touche au bien-être des animaux, au travail brutal, à l’endurance et à la patience, en même temps qu’ils nous rappellent qu’ils sont les symboles du parti démocrate américain. Dans l’apparemment bucolique Crisis of Democracy #2 (Thomas Paine meets John Adams) (2023), deux figures majeures de la révolution américaine, représentées par des substituts radicalement différents, se serrent la main devant une maison de la Nouvelle-Angleterre, sous le regard d’ânes compatissants.
Ailleurs, on trouve de tout, des échos insaisissables aux réinventions franches, de sources aussi diverses que la peinture de paysage du XVIIe siècle ou l’oeuvre de John Constable, Vincent van Gogh, George Grosz et Max Ernst, unifiés par la touche vigoureuse de Williams et l’orchestration évocatrice des teintes. Les images qui servent de point de départ vont du familier à l’obscur. Quel que soit le point de départ, Williams le traite avec insouciance et invention, de sorte que l’on est autant interpellé par la transformation de ses sources que par la reconnaissance ou l’intuition de l’origine de l’image. On est fasciné par la tension entre les associations provoquées par les images source, généralement anodines, et les insertions et altérations de Williams, qui peuvent aller de personnages du monde de l’art à des suggestions explosives de destruction. Une allusion à un paysage de Constable, par exemple, est presque écrasée par une image venue de la couverture médiatique récente de la guerre. On est confronté à des métaphores fascinantes sur l’état du monde, peut-être même sur le rôle de l’artiste, en ces temps troublés, en tant que témoin, tout en nous rappelant, tantôt ouvertement, tantôt de manière subliminale, la longue histoire de l’art visuel. Il n’y a pas d’ambiguïté dans les itérations d’un Ange de la Guerre, enjoué, grotesque, cigarette au bec, évoqué sous diverses formes matérielles, à la fois sinistre et amèrement drôle. Une fois. Une fois de plus, Williams a inventé un « personnage » mémorable qui incarne des significations complexes dans une sorte de raccourci visuel, un emblème puissant de notre époque inquiétante.
Le monde de l’art, en particulier celui des icônes modernes, est également passé au crible. Williams a actualisé Au Rendez-vous des Amis de Max Ernst, son hommage de 1922 au surréalisme naissant. Peinte deux ans avant la publication du premier manifeste d’André Breton définissant le mouvement et nommée d’après un café, cette grande toile présente les portraits de quinze amis et collègues d’Ernst, dont Breton, Giorgio de Chirico, Louis Aragon, Paul Éluard et sa femme Gala, ainsi que (probablement en tant que précurseurs) Fiodor Dostoïevski et Raphaël, de même qu’un autoportrait de l’artiste. Dans sa version du tableau, New York Rendezvous, Williams les a remplacés par des figures clés plus récentes : Joan Mitchell, Jasper Johns, Robert Rauschenberg, Mark Rothko, Edward Hopper, Marcel Duchamp, Barnett Newman, Roy Lichtenstein, Jackson Pollock, Willem de Kooning, Jean-Michel Basquiat, Louise Bourgeois, Jeff Koons, Gertrude Vanderbilt Whitney et Nancy Spero. Dans la mesure du possible, Williams a basé ses représentations sur des autoportraits existants ; lorsqu’il n’existe pas de prototype, comme pour Pollock, il a inventé une image dérivée de l’œuvre de l’artiste, ici une citation de Number 7, 1952, au Metropolitan Museum of Art, New York. Paul Cézanne, en pied dans Dostoïevski, provient d’un portrait de l’artiste par Dan Flavin. Si on fait l’effort d’identifier les personnages de Williams, on commence à se demander qui a été inclus et qui a été omis. S’agit-il d’un panthéon personnel ? L’inclusion a-t-elle été déterminée par la chronologie ? On ne peut que le supposer. Des dessins récents, remarquables par la subtilité des tons et la vivacité des contrastes, commémorent la visite de Jasper Johns, Robert Rauschenberg et Cy Twombly à l’exposition de Robert Motherwell à la Kootz Gallery en 1952, ou montrent une Louise Bourgeois chez elle en pleine forme.
Kenneth Noland, un peintre notablement absent de l’aperçu du monde de l’art new-yorkais récent présenté par Williams, a déclaré : « Lorsque vous regardez une grande peinture, c’est comme une conversation. Elle vous pose des questions. Elle soulève des questions en vous ». Les œuvres récentes de Williams soulèvent certainement des questions provocantes. Si nous sommes suffisamment attentifs, elles pourraient même apporter quelques réponses.
Karen Wilkin
New York, octobre 2024
Karen Wilkin est critique d’art, curatrice indépendante d’art moderne et contemporain, écrivaine, enseignante et historienne de l’art.
Proche de Clement Greenberg dès les années 70 et jusqu’à la disparition de ce dernier, elle a organisé de nombreuses expositions de musée souvent monographiques, par exemple sur des artistes comme Stuart Davis, David Smith, Anthony Caro, Helen Frankenthaler et Hans Hofmann. Elle a été également commissaire de nombreuses expositions collectives explorant notamment la nature de la peinture aujourd’hui comme celles dans lesquelles elle a présenté le travail d’Alun Williams à New York : The Body in Question au Painting Center, (2021) et What only Paint can do à la Triangle Gallery (2012).
Karen Wilkin est l’auteur de plusieurs monographies importantes concernant les artistes nommé(e)s ci-dessus ainsi que sur d’autres comme Paul Cézanne, Georges Braque, Giorgio Morandi et Kenneth Noland…
Elle écrit régulièrement dans les pages de : Art in America, The Wall Street Journal, The New Criterion, The Hudson Review et The Hopkins Review. Elle enseigne au New York Studio School.
ALUN WILLIAMS
Arrival of war, 2024
acrylique sur toile de jute
107 x 127 cm
ALUN WILLIAMS
Crisis of Democracy #2 (Thomas Paine meets John Adams), 2023
huile et acrylique sur toile
177 x 142 cm