CASSONI. Peintures-boîtes, une proposition de Marie de Brugerolle

Niko Chodor, Pui Tiffany Chow, Jordan Derrien, Nathalie Du Pasquier, Cédric Esturillo, Alex Heilbron, Guillaume Pinard, Luigi Serafini, Manon Vargas

12 février - 27 mars 2022


CASSONI. Peintures-boîtes est une proposition de Marie de Brugerolle à l’invitation d’Anne Barrault. L’exposition invite 9 artistes, de générations et d’horizons différents, à partir d’une sélection d’oeuvres pour la plupart inédites en France ou produites en réponse à cette invitation.

Dans la lignée de la réflexion de la post-performance painting, Marie de Brugerolle envisage ce que serait le cassone d’aujourd’hui. Contenant et contenu se renversent dans une série de jeux de formes et d’usages. Au coeur du sujet : la peinture en tant qu’objet d’amour, preuve, gage. « J’ai pris une femme, c’est commode » a dit Marcel Duchamp. A l’origine de la commode, premier meuble domestique, les Cassoni. Inspirée par ces coffres de mariage, qui étaient à la fois des objets d’échange et de parade, l’exposition invite à penser l’économie de l’amour aujourd’hui. Quel serait votre trousseau aujourd’hui ?

Le point de départ est une réflexion sur la peinture pensée en 3D, en tant qu’objet transitionnel, au-delà du plan imaginaire de l’icône. Un volume multidimensionnel qui convoque notre corps, performe des histoires. Pas seulement une surface peinte tendue sur un châssis au mur, mais polysémique et polymorphe, la peinture est ici source ou destination d’une action. Un volume qu’on pose sur une étagère, au sol, dans une vitrine. Une peinture-boîte, c’est un tableau qui a un dos, un tondo qui peut être un couvercle, un bureau qui serait un coffre et un cabinet d’amateur, un puzzle d’identités dont les plans auraient différentes épaisseurs…


Le Cassone : un objet pour penser le cadre élargi de la peinture.

Le Cassone est un objet emblématique d’un échange matériel et symbolique. Il incarne le passage d’une « maison », d’une lignée, d’une famille à une autre, sous la forme d’un ensemble de biens matériels et immatériels. Ce passage de l’état de fiancée à celui de mariée, ce moment inframince fut illustré par le Grand Verre de Duchamp, La Mariée mise à nue par ses célibataires, mêmes. Mais ici la source première est la forme de la boîte, qui contient et montre la peinture dans ses formes et usages. A partir des surfaces et des jeux de profondeurs, de motifs qui sont autant structurels que décoratifs, comme chez Nathalie Du Pasquier, ou encore Jordan Derrien. La peinture comme objet, qu’on pose, qu’on installe, qu’on accroche, et qu’on transporte, qu’on ouvre. L’érotisme est tout autant dans le motif (Manon Vargas, Tiffany Pui Chow) que dans la possible ouverture (Cédric Esturillo). Un objet de désir, qu’on dégrafe et déploie (Cassone di Lisboa de Nathalie Du Pasquier) ou qu’on regarde derrière la vitrine (Alex Heilbron et Niko Chodor). C’est un coffre dont les parois s’exposent, se déboîtent, prenant leur autonomie, grimpent aux murs et nous obligent à lever la tête (Guillaume Pinard) et à faire face (Luigi Serafini). Le trousseau se fait la malle.


Une Vénus nous guide…du tableau sous le couvercle du cassone.

Si la Vénus d’Urbino, 1538 de Titien nous est parvenue, c’est parce qu’elle a été arrachée d’un cassone. Notons que les proportions du panneau permettent d’envisager un corps grandeur nature (119 x 165 cm). L’érotisme de la scène appartient au vocabulaire suggestif des premiers nus que l’on trouve dans ces boîtes en bois de grandes dimensions que nous appelons Cassoni à la suite de G.Vasari. Leurs noms d’usage étaient Forzieri, ce qui littéralement signifie « coffres ».

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Objets d’ostentation, portés d’une maison à l’autre quelques jours après le mariage (civil et religieux), les Cassoni sont montrés à demi-ouverts, afin d’exhiber le contenu et la richesse de la dot, ils sont regardés, offerts à la vue de tous, et attestent de l’alliance entre deux familles. Le défilé des Cassoni est un « triomphe » qui traverse la ville, de la demeure du père de la promise à celle de son époux. C’est un acte social qui permet à tous d’être informés de la nouvelle. L’intime est mis en public. Cette démonstration visuelle mise en scène correspond à une forme publique de promulgation d’un acte légal. Le mariage est avant tout la mise en commun de biens en vue de constituer les éléments d’un patrimoine. Le « devoir conjugal », dont le but est la procréation, est une manière de faire fructifier ce bien commun. La femme est bien un « objet transitionnel », matérialisant un échange symbolique (l’alliance de deux clans) et finalement une « commodité » ou marchandise elle-même. C’est ce que le Code Civil Napoléonien a mis en exergue, par l’infantilisation de l’épouse qui ne peut ni travailler, ni posséder de compte bancaire sans l’autorisation de son mari. La femme n’est pas un « sujet », c’est un « objet ».

Je pensais au mariage comme une affaire d’objets échangés, à la femme comme tribut, gage de paix entre les clans, entre les peuples, entre les castes. Cette objectivation d’une union qui est d’abord un échange de biens avant d’être un consentement mutuel, déguisé sous les traits de l’amour, est devenue un objet de réflexion.

L’ostentation et le défilé, l’acte performatif en soit que constitue l’énoncé « je te marie » et la mise en scène publique de l’épousée comme bien d’échange, m’ont fait penser à cette parade comme à une postperformance, dont la ville, la « polis » était le cadre.

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Marie de Brugerolle, janvier 2022
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La peinture Sans dessus, dessous : Sous le couvercle.

Pui Tiffany Chow est une artiste de Hong Kong, qui vit et travaille à Los Angeles.vChaque pièce a sa propre logique structurelle et déjoue le style comme marque de reconnaissance. Elle substitue à la notion de filiation historique ou citation celle d’une saisie sans vergogne et sans dette. On aime ou on déteste. Sa pratique dé-hiérarchise les styles. On reconnaît des motifs issus des grandes peintures d’Histoire, maniéristes ou baroques, dont les coloris acidulés viennent ponctuer des scènes à l’érotisme incisif. L’hybridation d’une main gantée comme celle de Mickey, mais « après Guston », ou un pied dont la texture rouge charnue évoque la surface incarnat d’une langue, contraste avec le blanc mat d’un avant-bras qui semble laissé en apprêt (gesso) ou flocké.

Tin Dot est un tondo peint sur les deux faces. Le fait que le dos soit peint mais dans une facture plus rapide (motifs rapidement peints à la bombe, point, zébrures), renforce la notion de peinture-objet. Un tondo ou un couvercle ?

Ronde, elle évoque les « cookie boxes » qui sont des boîtes à gâteaux métalliques bleues que les ouvrières de Hong Kong conservent. Cachées sous leurs lits, souvent disposés dans des dortoirs collectifs, les boîtes rondes ont un nouvel usage, privé et intime. Les ouvrières y déposent une cagnotte personnelle, « hors ménage ».

Cette « contre-dot » est destinée à s’acheter des choses que le mari n’offre pas ou qui ne relève pas du « bien commun ». C’est aussi une épargne privée qui permet de rêver d’indépendance, voire de s’enfuir. Cela relève d’une double économie, d’une part soustraire le fruit d’un travail singulier au pot commun, et par ailleurs se construire les moyens d’une autonomie.

Enfin, c’est permettre la constitution d’un pactole « à soi » qui situe le travail de la femme dans une condition d’émancipation. Celle-ci opère par la soustraction au regard, la (re)contruction d’un bien intime, non dévoué à la famille ou soumis à la tutelle du patriarche ni à celle de l’employeur. Par ailleurs, la forme du tondo évoque celle du miroir convexe ou concave, on pense à celui de la Chambre des époux Arnolfini de Van Eyck, par exemple. La figure peinte, lovée dans une pose à la fois de dévoilement et d’exhibition, souligne la double pulsion scopique : cacher et montrer en un geste. C’est celui de la « pudica », qui consiste à cacher le sexe du modèle par sa main. Les courbes et contre-courbes du corps féminin vu en plongée jouent avec une pluralité de points de vue. Celui d’un regard au-dessus mais aussi celui de l’approche intime, amoureuse et aussi cinématographique.

La cookie box est une boîte de friandises devenue objectif. C’est l’oeil de la caméra, du trou de la serrure, que rejoue l’arrondi. La Tin Dot est un couvercle retourné, qui marque un point sur le mur et une percée possible au-delà de la surface, celle matérielle de la peinture ,comme toile tendue sur un châssis, et une invitation à retourner, et dépasser la définition d’un médium limité à son support ou à la re-présentation. Tiffany Pui Chow nous offre un cadeau empoisonné au sens où sa dégustation induit un travail de regard qui n’est pas que celui de la satisfaction immédiate d’une curiosité.



Pui Tiffany Chow
Tin Dot, 2021
diamètre : 114,3  cm
 

Derrière la vitrine, identités recomposées. Cassoni-Passeport pour une nouvelle vie.

Niko Chodor, vit et travaille à Los Angeles après des études à Düsseldorf.

Arpenteur, Niko Chodor, explore les villes et interroge les sous-structures qui composent le paysage urbain. Son guide de Düsseldorf à partir de sa sélection personnelle de bars, petits restaurant et cafés (Everyhting I want to Eat in Düsseldorf) est un collector. Composant des ambiances sonores et travaillant entre les disciplines, Niko Chodor a aussi créé et dirigé avec Alex Heilbron, Riviera Parking à Santa Barbara, qui a accueilli plusieurs projets pendant les confinements dus au Covid.

Pour lui l’art n’est pas une question d’objets mais de langage qui interroge les individus et la société. A partir de l’analyse et de la déconstruction de motifs tels que la grille, à travers sa présence dans l’architecture, les bâtiments publics, les documents administratifs, Niko Chodor tente de produire un discours alternatif.

Alex Heilbron, vit et travaille à Los Angeles et Santa Barbara. Elle a créé et dirigé Rivieira Parking à Santa Barbara avec Niko Chodor. Le travail d’Alex Heilbron porte sur la façon dont le corps féminin, dans ses aspects physiques, psychologiques, politiques et culturels, est perçu dans les espaces publics et privés. Parmi les thèmes explorés par Alex Heilbron figurent le jeu et la rétention comme formes de résistance aux attentes de progrès et de productivité. Heilbron a reçu son MFA de l’Université de Californie, Los Angeles en 2020 et a étudié à la Kunstakademie Düsseldorf de 2014 à 2017. Ses expositions personnelles les plus récentes comprennent Time and Intent chez Meliksetian Briggs, Los Angeles, High Shame chez Hiestand Galleries, Miami University, Oxford, OH et Scent Description for a Young Woman chez Ashley, Berlin.

Les deux artistes ont en commun un travail critique de la grille moderniste et des motifs de carreaux, à la fois dans l’histoire des arts et dans sa persistance et ses usages dans les décors publics et les documents institutionnels.

Pour Cassoni. Peintures-Boîtes, Niko Chodor et Alex Heilbron créent pour la première fois une oeuvre à quatre mains, Status or Benefit, qui rassemble deux toiles aux motifs composites. Ceux-ci proviennent de différents éléments : documents administratifs, procédure d’obtention de visa, papier d’identité, liés au processus pour se marier lorsqu’on est « non-citoyen » aux États-Unis. Les deux toiles d’épaisseurs différentes sont maintenues ensemble par un cadre doré. La nationalité, le déplacement, ainsi que le mariage et la résidence permanente sous-tendent la pièce. L’oeuvre utilise le langage bureaucratique spécifique des formulaires et documents d’immigration dans le processus d’obtention du statut de résident permanent pour les États-Unis d’Amérique, et fait également référence au carrelage du palais de justice du comté de Santa Barbara, où les artistes se sont mariés en 2019.
Ce bâtiment est réalisé dans le style néo-colonial espagnol, conçu par William Mooser III et achevé en 1929. L’architecte Charles Willard Moore l’a appelé la « plus grande structure néo-coloniale espagnole jamais construite » et l’exemple parfait de l’adoption par Santa Barbara du style colonial espagnol comme style civique.

Les trames des motifs de stries, de rayures, d’aigles, d’étoiles, de fleur de lys se combinent et se confrontent, et réfèrent aux drapeaux des États-Unis d’Amérique, de l’Union Européenne, de l’Allemagne et du Canada, pays d’origine des artistes.
Véritable symbole au sens étymologique, l’oeuvre performe par son cadre doré l’union civique de deux personnes venus de pays différents. Les trames de documents administratifs remplacent les armoiries.

Niko Chodor et Alex Heilbron
Status or Benefit, 2021
acrylique sur toile
70 x 50 x 2 cm

La peinture par la porte du cassone. Profondeur de la surface, peinture en reliefs, peinture dans une chaîne d’actions.

Jordan Derrien vit et travaille à Londres. Depuis plusieurs années J. Derrien confronte les processus créatifs d’écriture, de performance, de commissariat d’artiste, par des modes narratifs, la déconstruction de mythes contemporains.

L’artiste développe, au sein de son oeuvre une relation perméable et réversible entre l’intérieur et l’extérieur, le semblable et l’identique, le public et le privé. Parfois, cela prend la forme d’écritures ou de conversations, dans le prolongement de sa pratique d’atelier. Les jeux de miroirs, d’échelle et de fiction transparaissent à partir des motifs d’échiquier, de répétitions, de boucle.

Les trois peintures de Jordan Derrien appartiennent à un corpus commencé en 2020. Séries noires et rouges, elles combinent des éléments récupérés, chutes de bois, fragments recoupés, et fixés. Les sous-couches et combinaisons de motifs sont réalisées à partir de fragments trouvés. Les panneaux vernis comportent des aspérités, comme les poignées d’une porte de placard. Fragments et débris sont collés sur la surface, montrant l’hétérogénéité de celle-ci. La laque rouge qui rappelle l’art du Laque est une peinture pour métal ou carrosserie, non pas la résine traditionnelle. Elle est appliquée de façon à laisser des traces, et laisse deviner la rugosité des matières premières sous le glossy. Let’s go climb on the Chamberlain, 2020 est exemplaire de ce travail hybride, entre haut relief et peinture en volume. La Pala en bois est devenue la porte du placard, comme les panneaux de cassoni.

La matière transparaît sous le vernis et les coulures sont visibles, au contraire du lisse impeccable recherché habituellement. On voit le travail. Jordan Derrien montre l’épaisseur, la multiplicité des surfaces, le jeu des strates qui déjoue l’idée convenue du plan lisse. Il insinue des scories, poussières ou autres débris infimes. Ces aspérités dans le « finish fetish » provoquent une suspicieuse beauté, comme un glaçage de pâtisserie trop sucrée. Contaminant la peinture avec la sculpture, il en révèle les traces d’usages, d’échanges sociaux intégrés dans le processus. Les formats et le rapport d’échelle induisent une mise en doute des hiérarchies, catégories et genres. A la suite de Louise Nevelson, Robert Gober ou Josephine Meckspecker, l’artiste joue des différents niveaux de surfaces. Du « push and pull » on passe à l’attraction -répulsion post-consumériste.

Jordan Derrien déjoue le littéralisme, la théâtralité d’objets ready made, pour incorporer dans le corps de la peinture les impuretés rejetées dans d’autres systèmes (design, peinture pour meubles ou voitures). En quelque sorte, ce qui s’exforme d’un côté (le labeur, la chute, le reste), gagne en visibilité et remonte à la surface dans une conscience joyeusement incisive.


Jordan Derrien
Every cup, 2021
peinture métal, peinture à l’huile, bois, poignée
30 x 20 cm


Tourner autour de la boîte, objet du désir, au sol.

Cédric Esturillo vit et travaille à Lyon.

C’est une boîte peinte, à demi ouverte, posée à même le sol. Jaune à l’extérieur, rouge à l’intérieur. Sa forme elliptique évoque les gélules ou les capsules de vaisseaux intergalactiques ou encore les corners des diners américains des années cinquante. Si l’architecture molle Googie, Doo-Woop ou Space Age peuvent être des références analogiques, c’est à partir d’une expérience vécue de ces espaces futuristes du milieu des années cinquante lors d’un séjour Californien. Assistant de Michael Mc Millen, artiste qui fut aussi créateur de décors de film tels que Blade Runner ou Rencontre du troisième type, tout autant que formé à l’observation des espaces génériques des villes moyennes françaises, Cédric Esturillo déjoue les modèles pour flouter les hiérarchies, notamment entre artisanat et cultures visuelles périphériques. Il s’inscrit dans une pensée post medium au sens de ce qu’énonce Rosalind Krauss dans Under Blue Cup (2011). C’est-à-dire reposer la question de la partition des arts par catégories et corporations. Pourquoi y a -t-il 9 muses ? Le contraste entre la patine lisse de l’enveloppe et l’éclat brillant des parois internes laquées crée une tension, qui fait écho à l’ambivalence de la destination de l’objet.

Boîte à l’ouverture difficile, réclamant un effort, Con-Apt est semi- fonctionnelle. Son poids la rend peu déplaçable mais son couvercle en fait un objet d’usage. Son ustensilité assistée, ou contrariée, défie la tentative de classement (post-ready-made ? conceptuel ?). La définition de l’art conceptuel, selon John Baldessari, étant « tout ce qui n’est pas la peinture », nécessite ici de tourner la page d’une histoire des arts, linéaire et téléologique. Pour reprendre encore J.B. qui a brûlé ses tableaux (Crémation Painting, 1970) afin de « continuer à peindre, autrement », Cédric Esturillo brûle les frontières et les périodes, rendant sa pièce indatable et indéfinissable. Une peinture, une boîte ? Le processus même de fabrication convoque l’esthétique du réemploi et la logique du rêve. En effet, l’artiste a vu sa pièce en songe avant de la réaliser. Elle a été conçue par assemblage de fragments de caisses de transport, récupérées. Ce recyclage dont le mode de découpe et montage n’est plus visible, en fait un objet au « finish fetish » dévoyé par la patine non lisse. En cela, il contredit la sérialité fantasmée du Minimalisme et se tient plus dans une économie « post-fordite » et vapor wave.

Cédric Esturillo
Con-Apt, 2015
bois, charnières, aimants, peintures, laque rouge brossée
80 x 37,5 x 35 cm

La boîte en reliefs, les reliefs dans la boîte. Le Cassone-Peinture-Univers. Le monde dans une boîte, en valise…

Luigi Serafini est un artiste hors cadre, membre du Collège de Pataphysique, inventeur d’un alphabet illisible mais visible, et créateur du « livre des livres », le Codex Seraphinianus, une encyclopédie pour un monde à venir. L’artiste est connu pour ses dessins extraordinaires et ses meubles et objets de design. Récemment traducteur et scénographe d’UBU Roi, c’est aussi un peintre. A la manière de Peter Saul, il réalise des toiles caricaturales, des critiques politiques, et déjoue les stratégies de la mode. Artiste anti-canonique, il réinvente le cassone-parabole.

C’est une toile prémonitoire, qui invite un virus en 2018, heureusement prêt à sortir par le cadre. En effet, pour paraphraser R. Barthes à propos du cinéma, si dans la vie on sort par une porte, dans la peinture, on sort par le cadre. Le tableau est sculpté dans le bois, rehaussé de gesso et de peinture. Les reliefs creusent les contours d’une omelette géante qui flotte au-dessus d’une scène ubuesque. Une fleur carnivore semble prête à vomir, tandis qu’un lion auréolé traverse la rue. Une toute petite chambre noire (appareil photo) capte la scène.
On peut voir là un drame amoureux à la manière des Métamorphoses d’Ovide chères à l’artiste. Une histoire de Pyrame et Thisbé contemporaine. La légende parle de deux amants Babyloniens, habitants des maisons voisines mais devant se voir en cachette de leur famille. La jeune Thisbé attend son amant mais apercevant une lionne à la queue ensanglantée, s’enfuit en laissant son voile. Lorsque Pyrame arrive, il voit le tissu souillé de sang et les traces du fauve. Croyant sa fiancée dévorée, il se donne la mort. Tout se passe à la croisée du monde végétal, animal et de la ville, au franchissement d’un seuil. Sur les panneaux des cassoni, on représentait des drames exemplaires. Le thème fut peint par Nicolas Poussin (Paysage de la tempête avec Pyrame et Thisbé, 1651) et revisité par Jutta Koether en 2009, entre autres. Luigi Serafini fréquente assidûment l’église où se trouve le cénotaphe de Nicolas Poussin, autre forme de boîte.

Luigi Serafini
Petite Toile Solennelle, 2019
huile sur bois
30 x 23 cm

Nathalie Du Pasquier peint des objets qui deviennent sujets. A partir d’empilements, de juxtapositions, de compositions qui ajustent et déplacent l’ordre pré-établi, elle délace les motifs. C’est-à-dire qu’ils conservent chacun leur autonomie. L’idée simple d’une forme devant une autre crée une succession de plans qui deviennent un volume. Les formes sont découpées dans le carton, le papier, le bois, colorées et fixées sur les panneaux par collage. Le jeu des ombres portées crée un petit théâtre de formes simples. Carrés, cubes, cercles, disques, parallélépipèdes, grilles se juxtaposent. Jouant sur l’écart entre les niveaux de représentations, l’artiste invente un alphabet de formes qui ne cessent de changer en se re-combinant. C’est aussi un regard renouvelé sur les objets quotidiens, dépassant l’art de dépeindre la vie immobile pour en faire des objets, acteurs d’un pittoresque qui sort de la « scène de genre », pour repenser la vie des choses mêmes.

Ici, l’image dépasse l’obsolescence de la représentation, elle est matière. L’artiste pense le circuit des motifs qui voyagent et atterrissent parfois sur le plan d’un tableau. C’est encore un point de vue esthétique d’une considération de la peinture ouverte, littéralement. Non pas un pan, un plan bidimensionnel mais un volume, dont les surfaces préexistent et sont recombinées entre elles. Cela correspond à une position face à l’histoire des formes : non chronologique et qui déjoue les tentatives de classements ou hiérarchisation entre les genres.

Fermé, le Cassone de Lisboa de Nathalie Du Pasquier ressemble à une boîte de rangement, pour les chapeaux, pour les palettes et tubes de peintre. Sa surface extérieure est un gris qui contient du rouge, un Caput Mortem avec du blanc. Si l’artiste dit que l’étagère est déjà un tableau, l’inverse n’est pas vrai. Lorsqu’on fait sauter le petit crochet qui ferme les bords des panneaux, on déploie un triptyque. C’est une peinture tridimensionnelle portable, qu’on accroche au mur et qu’on peut déployer selon le désir. Son envergure totale déborde celle d’un corps. On peut l’ouvrir à demi, selon les envies du jour. Comme les retables dont l’ouverture s’accordait au calendrier rituel. Ici, ses proportions seraient plus celles d’un reliquaire, mais les formes sont radicalement prosaïques.



Nathalie du Pasquier
Cassone per Lisbona, 2017
acrylique sur bois
100 x 100 x 20 cm (fermé) / 200 x 100 x 20 cm (ouvert)

Le bureau-cassoni- Un caprice de 2022.

Guillaume Pinard vit et travaille à Rennes.

Artiste iconoclaste qui arrive à maintenir une diversité dans le style, Guillaume Pinard réinvente sa peinture selon le contexte. Il opère des mises en espace qui modifient la perception des oeuvres. Cela procède d’une série de décisions et actions qui convoquent la relation au labeur. Ici Guillaume Pinard prend le bureau de la galeriste comme cassone. Boîte de travail, lieux de transactions potentielles, l’espace est totalement modifié par l’artiste. A l’échelle de l’architecture, Guillaume Pinard installe son propre travail. Il transforme l’espace de travail en un cabinet d’amateur.

Les murs sont repeints d’une couleur qui évoque la neutralité appropriée des open-spaces. Nous rappelant que « boîte » est aussi un terme pour désigner le lieu du « boulot », l’artiste joue sur la double fonction d’une galerie. Mettre la peinture au travail, c’est l’accrocher assez haut pour faire lever la tête, au visiteur qui a son tour s’active. On regarde les toiles par en-dessous. Les gestes de l’amour sont les gestes du travail, comme le dit JL Godard. Dans le scénario du film Passion, il explique :
« Est-ce que les gestes d’une ouvrière n’ont pas à voir avec les gestes des mains de « Ariane, Vénus et Bacchus » ? (Le Tintoret, 1576.) Est-ce que la vie n’a pas à voir avec cette Sainte Trinité : l’amour le travail et quelque chose entre les deux ? »

De la part d’un homme qui aurait aimé filmé comme l’on peint, n’est-ce pas un bel hommage à ceux qui peignent aussi en faisant du montage ? Un cabinet d’amateur dans un bureau, c’est un caprice, au sens de « capriccio », le terme que Daniel Arasse emploie pour parler des Ménines de Vélasquez.

Guillaume Pinard prend des libertés par rapport aux formats, aux formatages de ce qui fait peinture. Jouant sur la contradiction des espaces, entre la porte, les fenêtres et les cadres accrochés bord à bord, il fait grimper la peinture sur les murs, et les tableaux au plafond. Ou bien les caissons du plafond sont-ils en train de glisser ? Inversion des sens de lecture, anagramme de « cassoni », le « caisson » se substitue au coffre.

vue de l’exposition Cassoni.Peintures-Boîtes, 2022 (Aurélien Mole)

Ouvrir le cassone : objet à facettes, qui oblige à prendre position.

Manon Vargas traite de la peinture post-performance, entremêlant instantanés, collages et études d’animaux, et jouant avec différents types de focales. Il ne s’agit pas d’un collage mais d’une collection furieuse.
La tension qu’elle produit dans le champ de la peinture lui fait perdre son autonomie, elle l’implose. Le modernisme réfractait tout et l’incorporait comme  » sujet de la peinture « , Vargas, elle, diffracte la peinture, qui devient poreuse à l’objet non pictural (c’est-à-dire que le format, la texture et la forme de la peinture sont affectés et modifiés par des pratiques exogènes comme le film, le jeu vidéo, la fabrication d’objets mobiliers). En cela, elle ne traduit pas en peinture le monde qui l’entoure, mais modifie l’acte pictural par ses autres relations. Peindre, c’est collecter, butiner au sens du « loot », trouver des sources hétérogènes (cinéma, jeux vidéo, mobilier) externaliser, plonger pour trouver des couleurs dans des palettes plus larges, tromper nos tentatives vers une satisfaction unique et immédiate du goût. A partir du bric-à-brac de notre culture visuelle, elle brise le mauvais sort : la peinture n’est pas seulement une surface plane. La suspension de l’incrédulité est un exercice de seconde main, non donné au départ, prêt à être avalé. On doute de ce qu’on voit, puis on adhère par contrecoup. Les jeux vidéo, l’animalité, le cinéma sont des éléments qui mettent en crise la connaissance de la peinture de Vargas, rejouée dans chaque pièce. Comment regarde-t-on la peinture ?

L’artiste propose un cassone contemporain fabriqué de manière artisanale, à contre-courant de l’industrie de masse prêt-à-monter. La pièce est unique, c’est un chef-d’oeuvre d’ébénisterie au sens traditionnel. Sa proportion est pensée à l’aune du corps de l’artiste. Au contraire des lourds cassoni anciens, il peut être porté par une jeune femme seule. L’iconographie comprend tous les thèmes traditionnels du coffre de mariage, adaptés à notre début de 21è siècle. Le nu a glissé sur le dessus du coffre, et le sujet de désir est un jeune homme. A l’intérieur, sur toutes les faces, côtés, dessous, les motifs ornementaux sont repris : pastillages, carreaux, lignes dans une interprétation contemporaine, incarnée.

Ces différents écrits sont extraits d’un texte de Marie de Brugerolle datant de janvier 2022.

Livre à paraître.




Manon Vargas
sans titre, 2021
acrylique sur bois
98 x 65 x 40 cm (ouvert) / 69 x 64 x 36,5 cm (fermé)