Jochen Gerner est dessinateur. Parfois aussi, il fait des bandes dessinées. Ou plus précisément, il est de ceux qui ont dynamité la BD il y a quinze ans. Lui, c’est par la répétition et quelques tricks de skate qu’il l’a laminée, rendue à sa matérialité de « bande ».
Jochen Gerner fait aussi des trous, et des pull-overs (noirs et rouges, en laine). S’il avait dû exposer trente de ces pulls, il les aurait peut-être choisis taille 30 ans, mais là, comme il n’y en a que 3, ce sont des 3 ans. Goût de la miniature, de la minorité, comédie de l’innocence. Chaque pull porte une tête de « George(s) » où l’on reconnaît trois grandes inspirations. La dénonciation du fascisme libéral (George W. Bush), la BD (Georges Rémi dit Hergé) et l’obsession du trou (Georges Perec). De la BD à Perec, il n’y a qu’un pas. C’est l’Ouvroir de Bande dessinée Potentielle, sur le modèle de l’OuLiPo. Jochen en est un membre éminent. De Perec au politique, c’est W ou le souvenir d’enfance, roman où Perec lie la mécanique du jeu à la mort de ses parents, dans les camps d’extermination. On sait que l’écrivain voulait même originer son nom dans le mot hébreu « peretz », qui signifie « percée ». Depuis, Jochen fait des trous politiques.
Par exemple cette carte du bassin parisien où taraudent les mots « man », « char » ou « mur ». Elle s’inscrit dans la lignée du travail OuBaPien de TNT en Amérique, un des livres les plus (d)étonnants de l’artiste. Chaque planche du Tintin en Amérique d’Hergé y était occultée de peinture noire, à l’exception de quelques trouées de mots ou de couleurs révélant la violence de l’Amérique de Bush et, au delà, de tout langage qui ne questionne pas ses conventions. C’est comme si Jochen reprenait à son compte, irrévérencieux et combinatoire, le mot d’ordre deleuzien : « faire la carte, pas le calque ». Il sature ou vide des plans de Tulle et du Val Maubuée, se surprend à découvrir Berlin sur Dallas, en suivant le trajet de JFK le jour de son assassinat. Court-circuits signifiants, palimpsestes ludiques, à moins qu’il ne s’agisse d’une mise au jour de nos vanités, mais dans le désir de dépasser toute attente, et d’empêcher par là-même tout oubli. Jochen ferait volontiers dire à Perec qu’il n’y a pas de Disparition sans Revenentes.
Dans les cartographies sans carte des Papiers peints, des supports préexistants (bandes dessinées, petites annonces, index et autres listes) sont, de la même façon, recouverts de signes qui en miment et minent ironiquement le contenu : des flèches pour les indiens, du patrimoine pour la bourse, … A l’ère de sa reproductibilité technique, l’œuvre d’art retrouve cependant le tracé artisanal, puisque Jochen a empilé sur le mécanique des motifs incertains, faits à la main, où l’identique n’est jamais tout à fait pareil. Grâce à lui, l’écrasant nécessaire bronche enfin sous les coups de joie du possible.
Eric Loret