Pendant près de six décennies, Lalitha s’est choisie comme sujet de son travail.
Son visage est immédiatement identifiable dans ses autoportraits répétés sans relâche dans des centaines d’œuvres : visage lisse et rond, menton légèrement relevé, yeux grand ouverts, aux lourdes paupières. Son corps passe d’une peinture à l’autre, parfois observant la scène ou l’organisant, toujours avec le même petit sourire narquois, une grimace de la bouche. Sa ressemblance est symbolique et archétypale, et elle se recompose avec minutie. Parfois elle roule sur un monocycle, bras levés, jonglant avec des sphères, ou danse, légère, avec à l’arrière-plan des paysages flous et étranges, ou encore debout à l’avant du cadre, les paumes ouvertes, telle une chef d’orchestre bienveillante.
Elle a appris seule à peindre, graver , imprimer ; elle était créative, consacrée à son art, minutieuse. La fixation de Lajmi sur la représentation de soi était, en fait, une préoccupation nationale à son époque. Elle était adolescente lorsque l’Inde est devenue une république indépendante de l’Empire britannique. Elle était jeune adulte, créant de l’art pendant l’ époque d’euphorie postindépendance, lorsque le projet de décolonisation de l’Inde était en marche. Et il y avait du travail à faire. Il fallait construire des mythologies, donner une nouvelle identité à l’État-nation. La tâche à accomplir – prise en charge par les politiques, historiens, artistes, écrivains, cinéastes- consistait à donner une identité à l’Inde.
Les artistes contemporains de Lajmi étaient activement recrutés pour cette tâche : commandes publiques, fresques murales, séances photos avec des politiques. Le premier ministre, Jawaharlal Nehru, entiché par les modernismes européens, fit venir Le Corbusier pour concevoir une ville nouvelle faite de larges dalles de béton. Un groupe de jeunes hommes irrévérencieux appelés les Artistes Progressistes de Bombay étaient les stars d’un nouveau modernisme indien. Certains peignaient des scènes idylliques de villages teintées de romantisme nostalgique ; d’autres créaient des œuvres abstraites, avec des formes obliques représentatives des traditions et des histoires indiennes. Les corps féminins, dans les œuvres modernistes, étaient des nus stylisés ou des corps au travail dans les champs, occupés à des tâches domestiques. Mais Lajmi se peignait.
Lajmi a commencé une psychanalyse dans sa trentaine et notait ses rêves de manière obsessionnelle. Elle avait son franc-parler concernant son intérêt pour l’analyse ; il ne s’agissait pas simplement d’introspection mais d’une recherche pour ajouter une interprétation surréaliste à son travail pictural. « Il est naturel pour moi d’examiner mes rêves pour façonner mes images », a-t-elle déclaré sans détour lors d’une interview pour le Sunday Times en 1993. La psychanalyse offrait à Lajmi un ensemble d’outils pour dissoudre la mince séparation entre la réalité et la fiction, aussi bien dans la vie éveillée que dans le sommeil. C’est dans ses aquarelles, particulièrement, qu’elle travaillait les matériaux de ses rêves. La nature douce et fluide du médium lui permettait d’être ambiguë et libre. « Les rêves clarifient les choses…les désirs sont exprimés », disait-elle.
L’art de Lajmi offre une riche profusion de son monde intérieur. Le matériel produit par la méthode psychanalytique est, par nature, insaisissable : raconter des rêves, éphémères par essence, reconnaître des désirs et des pulsions interdits par la société normative ou essayer d’identifier des motivations si cachées que nous ne les voyions pas. Dans ses journaux de rêves, Lajmi écrit lucidement sur la complexité de sa vie onirique. Elle est obsessionnelle et même démesurée, et comme dans ses peintures, elle se sert de ses paranoïas et aspirations récurrentes. Son regard acéré, alors, souligne la solitude induite par le modèle de la famille moderne; Lajmi elle-même a eu un mariage arrangé.
L’œuvre de Lajmi n’est pas seulement le reflet de son monde intérieur, mais aussi le produit des circonstances. En tant que femme de caste supérieure issue d’une famille hindoue, elle avait la mobilité sociale lui permettant de façonner sa propre identité. Ce qui la rend captivante, c’est qu’elle était obsédée par le façonnage de son identité en public, et la mise en scène d’archétypes en même temps. En faisant de soi le sujet principal de son travail, influencée par l’époque de l’indépendance de l’Inde et de la modernité, elle montrait comment le projet politique de la modernité pénétrait l’intériorité de l’esprit.
L’Inde contemporaine est un monde violent, dont les racines remontent au moment de la formation de l’Inde. Il est désormais impératif de regarder en arrière pour avancer, de revenir à cette époque de décolonisation, et de retirer les lunettes roses. Il faut construire d’autres récits sur les premières étapes de la formation de l’État-nation indien. En regardant l’oeuvre et les rêves d’une femme qui s’est trouvée au centre de ce moment politique, intellectuel, culturel (comme il y en avait de nombreux autres en dehors de Bombay dans tout le sous-continent), nous entrons dans un dialogue avec elle. L’utilisation des matériaux de la méthode psychanalytique par Lajmi, pour créer son œuvre, permet une lecture du propos moderne, qui alors développe une autoréflexivité, qui teste les limites de l’esprit. Son monde intérieur , dont elle a montré les pistes à suivre, offre quelque chose de singulier et extraordinaire : ses peintures et écrits construisent une histoire différente de celle la plus souvent racontée. Lajmi a clairement admis son instinct à vouloir garder une trace : « Puisque je suis un produit de mon époque », a-t-elle déclaré au Sunday Express en 2023, « je ne souhaite pas produire des œuvres intemporelles. Elles auront aussi leur place dans l’histoire. »
Au coeur de cette histoire se trouvent les peurs, les paranoïas et les ambitions d’une femme, une mère projetée dans un monde soudainement moderne. Les figures autoproclamées des peintures de Lajmi sont désirantes et pleines de malice. Elles apparaissent souvent comme des farceuses, des semeuses de chaos, l’archétype qui oscille constamment entre le moralisme, les codes de conduite et les structures sociales. La farceuse possède un intellect très acéré et accède à des savoirs secrets et cachés. Le soi est un moyen figuratif , et construire une identité était un concept moderne. Le narcissisme court dans l’art et les écrits de Lajmi. C’est important. C’est un projet intellectuel qui dévoile la méthode psychanalytique elle-même : transformer le soi en un prisme qui permet d’entrer dans la société.
Skye Arundhati Thomas
Extrait de Lalitha Lajmi par Skye Arundhati Thomas, publié par imagine/otherwise, Sternberg Press, 2024.
Lalitha Lajmi
Performer and Child, 2015
Watercolor on paper, 21 x 14 inches
courtesy of the Estate of Lalitha Lajmi and Gallery Art & Soul, Mumbai.
Lalitha Lajmi
Untilted, 2022
Watercolor on paper, 21 x 13,5 inches
courtesy of the Estate of Lalitha Lajmi and Gallery Art & Soul, Mumbai.
Lalitha Lajmi
Untilted, 2017
Watercolor on paper, 13,5 x 10 inches
courtesy of the Estate of Lalitha Lajmi and Gallery Art & Soul, Mumbai.
Lalitha Lajmi
Dream, 2003
Oil on Canvas, 50 x 40 inches
courtesy of the Estate of Lalitha Lajmi and Gallery Art & Soul, Mumbai.