À l’occasion de sa deuxième exposition à la galerie, Liv Schulman présentera son nouveau film intitulé Un círculo que se fue rodando.
Ce film a été réalisé dans les rues de Buenos Aires, avec des comédiennes et comédiens, ainsi que des ami·e·s et des tantes de l’artiste. Il dépeint le portrait psychiatrique d’une société qui vit une crise permanente, à travers un défilé de t-shirts aux slogans axiomatiques. Quelques pantins portant ces mêmes t-shirts, et suspendus dans l’espace de la galerie, veillent sur les visiteurs.ses.
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Plus personne ne va écouter ton T-shirt
Si Buenos Aires n’existe pas (1), le dernier projet de Liv Schulman intitulé Un círculo que se fue rodando la fait alors exister hors échelle, surdimensionnée. Il la marque comme une ville hypnotisée ou sous l’effet de l’hypnose, de la conversation psychanalysée dans laquelle ses habitant·e·x·s sont maintenu·e·x·s, dans leur état borderline tant désiré, mais aussi dans une supposée incohérence communicative. Dans le film, Buenos Aires est une ville qui ne s’écoute pas elle-même, qui se construit sous l’intuition sans ouïe de conversations décousues, presque sans continuité, qui se désagrègent et tendent vers un discours en chute libre. Mais n’est-ce pas ainsi dans toutes les villes ? Un círculo que se fue rodando ne couvre pas toute la surface de la ville, mais une zone minuscule, le microcentro porteño, siège des aléas économiques, de la vie de bureau et souvenir palpable de la réussite culturelle du riche essor industriel de l’Argentine au cours des années 1960. Le retiro, comme on l’appelle aussi, est le point d’arrivée et de départ des travailleur·euse·x·s intérieur·e·x·s et extérieur·e·x·s, le quartier où s’échangent tout le temps des devises, où les bureaux sont transformés en appartements, où les galeries d’art déménagent pour payer des loyers moins élevés. C’est la Buenos Aires amoureuse de la dette, qui la déteste autant qu’elle la désire, collée à l’écran inflationniste, aux vitrines abandonnées, à la paperasse bureaucratique, aux menus avec les prix barrés, à la personne qui déambule sur une rue piétonne, qui n’est pas la même que celle qui est confinée au trottoir et qui regarde devant elle sans se préoccuper de l’accident.
Les crises successives sur lesquelles s’est élaboré le projet de ce pays ne sont pas étrangères à l’œuvre, le moment de celle-ci et la façon dont elle a été filmée. Le tournage, qui a commencé une dizaine de jours avant l’entrée en fonction du gouvernement d’ultra-droite de Javier Milei, basé sur l’une des politiques d’ajustement les plus brutales des dernières décennies, donne à la lecture du film un ton particulier. À nouveau, des manifestations populaires ont surgi dans les rues, chaque semaine la Plaza del Congreso résonne d’un slogan différent, et l’étourdissement est tel que prévaut une désorientation politique et émotionnelle. La vitesse, les changements de scènes en plan séquence, l’interruption et l’incohérence sont le miroir d’une ville confuse, celle de Buenos Aires, mais cela pourrait être n’importe quelle autre ville.
Il y a dix ans, un artiste en milieu de carrière criait « Que Messi paie la dette ! » en plein centre-ville de Buenos Aires, et sa revendication absurde n’est même pas parvenue à trouver écho auprès des passant·e·x·s. Des années plus tard, un groupe d’artistes a signé une lettre demandant que les collections européennes du patrimoine national soient vendues pour payer les « fonds vautours » (2). Les artistes mêmes ont fait preuve d’autodérision, une résignation de l’endetté·e·x face à un marché de l’art dollarisé.
L’errance schizophrénique des personnages du film et l’apparition insistante des T-shirts sont presque identiques à la présence inconfortable de Benjamin Solari Parravicini dans la culture argentine. Bien qu’encore peu étudié et exposé, on trouve sur Google suffisamment de références pour comprendre la vie et l’œuvre de celui-ci, et son passage des beaux-arts à la prophétie économique. Artiste traditionnel, il a commencé comme peintre figuratif dans les années 1940, mais dans les années 1970, a prêché l’ésotérisme et composé frénétiquement son « Testament prophétique » — une série de dessins et de textes prémonitoires, qui ont servi aux médias et aux fonctionnaires de l’époque à justifier des événements traumatisants de la vie économique et politique de l’Argentine. Les psychographies, comme il les appelait, sont des annonces vagues qui offrent une guidance, et fonctionnent surtout comme des avertissements et des instructions. Et un pays fanatique des avertissements est condamné à se réduire à l’état de conséquence, à n’être toujours qu’un effet. Solari Parravicini a annoncé le bombardement de l’Amia – Association mutuelle israélite argentine, l’hyperinflation de 89, la crise de 2001 et l’arrivée de notre président actuel, l’homme gris. Mais aussi en 1972, il a formulé une prédiction de l’art : « L’art mécanique arrive — intelligent et mobile — et en voix. L’art pauvre arrive — astral — orthopédique cérébral — cellulaire — et intangible — le désartiste est arrivé ! » Parravicini représente mieux que quiconque les croisements entre psychanalyse, divination, tarot et économie, et c’est pourquoi il est impossible de ne pas penser à lui en référence à l’œuvre de Schulman.
Écrire ce texte seul m’est impossible. Je sens que le film se conjugue au présent continu, qui conçu à une voix limiterait à une lecture unique. Il arrive à un moment spécial pour celleux d’entre nous qui vivent par ici, et nécessite de nombreuses voix pour être pensé. Pour cette raison, je me tiens devant le cinéma de quartier où a lieu la première projection du film à Buenos Aires, pour les artistes et les personnes proches du monde de l’art, dans le seul but de connaître les impressions des habitant·e·x·s de la ville. Que pensent les Argentin·e·x·s de ce film ? Il est le résultat direct des souffrances des crises économiques successives, quasi mensuelles, et des changements d’humeur dramatiques qui caractérisent les Argentin·e·x·s (c’est pourquoi on dit que la vivacité et la violence nous représentent). On sait que les artistes inventent des technologies (de l’amitié) et des stratégies (de la joie) pour se tenir en suspend dans un état de soulagement. Mais j’ai l’impression que ce film, plutôt qu’un sentiment de soulagement, provoque une certaine irritation et une mise à l’écart de toute stabilité émotionnelle.
La première personne que j’interroge est une jeune peintre qui semble très bien connaître les travaux antérieurs de l’artiste. Elle me dit qu’il s’agit de son chef-d’œuvre, que celle-ci atteint le sommet de son travail en revisitant d’anciens thèmes et en les traitant différemment. « J’étais mal à l’aise, j’ai raté des parties, je n’ai pas compris des choses, mais le vertige de le voir de cette façon m’a donné un certain sentiment de fraîcheur qui a accompagné le film, qui a beaucoup de va-et-vient lexicaux et d’images : c’est une dérive folle ». D’autres personnes sortant de la salle me disent qu’il s’agit d’un autoportrait, mais dans le brouhaha, je ne comprends pas très bien pourquoi elles disent cela. Je m’adresse à une amie curatrice qui fait une analyse rigoureuse : « L’impression qui me reste est qu’il s’agit d’un symptôme de l’époque qui joue ici un rôle de premier plan, l’anxiété comme si celle-ci était une personne, une pensée qui ne s’arrête pas, se replie sur elle-même et se développe avec chaque chose qu’elle touche : elle se transmet d’une conversation à une scène, à un tee-shirt, ensuite à un son ». Elle mentionne la chanson d’un groupe de rock argentin connu, qui est le titre de ce texte, et me dit que le rôle des T-shirts est fondamental parce qu’ils parlent au quartier. Ils sont les voix de ce quartier. Elle me dit que c’est le film le moins égocentrique de Liv, qu’il parvient à s’ouvrir et que cela se voit dans les plans. Elle en fait une analyse formelle. « La forme, c’est tout, il y a un culte du cinéma », dit-elle.
Un autre artiste d’un pays voisin commence à se résigner à faire un retour, il dit franchement : « Je n’ai rien de très poétique à dire, mais j’ai senti ». Il me dit que le travail de Liv est basé sur l’écoute des gens, qu’elle est une artiste à l’écoute et que ce film dépeint parfaitement la sensation de marcher dans Buenos Aires, que cela existait déjà dans d’autres œuvres, mais que le fragment, l’interruption et la santé mentale n’avaient jamais été aussi bien dépeints.
Comme le dit l’un des personnages confus de Un círculo que se fue rodando : « J’ai eu une croix gammée dans la dent. Il n’y a pas de morale ». Ici non plus, il n’y a pas de morale : une information mal extraite, hors contexte ; une chaîne nationale, sans publicités. À l’heure des magicien·ne·x·s, le dollar tombe et le peso monte ; dans le film de Schulman, c’est la force de la crise qui fait de nous des êtres aussi spéciaux qu’insupportables.
Santiago Villanueva
(traduction de Aron Barbier)
1/ Phrase de Marcel Duchamp écrite lors de sa visite à Buenos Aires en 1918.
2/Fonds d’investissement spéculatifs qui se spécialisent dans l’achat à bas prix de dettes émises par des débiteurs en difficulté.
Remerciements : Carla Barbero, Constanza Giuliani, Lulo Demarco
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Santiago Villanueva est un artiste et commissaire. Il a participé au Nuevo Museo Energía de Arte Contemporáneo (2011-2018). Entre 2016 et 2017, il fut commissaire pédagogue du musée des Arts Moderne de Buenos Aires, et en 2021 il fut aussi commissaire du programmes publiques et éducatifs de Malba (Museo de Arte Latinoamericano de Buenos Aires). Il a été commissaire pour de nombreuses expositions, parmi elles : Huyamos à Buenos Aires nadie podrá encontrarnos, de Roberto Jacoby (CDMX, Museo Universitario del Chopo, 2023) ; Todo es mucho (Buenos Aires, Universidad Torcuato Di Tella, 2022) ; Terapia (Buenos Aires, Museo de Arte Latinoamericano de Buenos Aires, 2021) ; Las relaciones mentales, de Eduardo Costa (CDMX, Museo Tamayo, 2017).
Il est l’auteur du livre El surrealismo rosa de hoy (2021). Il a participé à quelques espaces indépendants tels que Alfombra Roja, 2019 Spazio de Arte, Para vos… norma mía. Il fait partie de l’équipe éditoriale du journal “Segunda época”, mais aussi celle de “Caracol” et de l’espace d’exposition “Eros”, avec Nicolás Cuello.
vue de l’exposition Un círculo que se fue rodando de Liv Schulman
(photo Aurélien Mole)
vue de l’exposition Un círculo que se fue rodando de Liv Schulman
(photo Aurélien Mole)
vue de l’exposition Un círculo que se fue rodando de Liv Schulman
(photo Aurélien Mole)
vue de l’exposition Un círculo que se fue rodando de Liv Schulman
(photo Aurélien Mole)