La galerie anne barrault est heureuse d’accueillir J’adore vous faire rire, la deuxième exposition personnelle de Neïla Czermak Ichti, qui réunit un nouvel ensemble d’œuvres.
On dit souvent, à juste titre, que les talismans sont une affaire de protection. Ils protègent contre les forces du mal, éloignent le mauvais œil, donnent du courage pour affronter l’adversité. Pour ma part, j’aime à penser que les talismans sont des catalyseurs de foi. On dépose des affects dedans – tristesses, colères, amours, joies – et l’objet magique transforme cette matière émotionnelle en une substance très sombre capable de nous relier au monde. Cette substance, on la nomme parfois « confiance » ou « foi », mais tout le monde sait qu’elle est amour avant tout. A l’heure des luttes nécessaires, les talismans racontent des histoires d’amour qui sont aussi nos histoires, et l’ont toujours été.
Le terme superstition provient du latin superstes, qui signifie « survivance », c’est-à-dire, dans ce contexte, « survivance de la tradition ». Ainsi, les formes et pratiques que les puissants raillent sous le nom de superstition sont en réalité de véritables repaires de fantômes. De ce point de vue, les traditions ne correspondent pas à des dogmes éculés mais à des manières collectives de se lier à ce qui nous entoure, visible ou invisible. Les gens superstitieux se lient facilement d’amitié avec des fantômes. Leurs chambres et leurs poches sont pleines de talismans divers, qui forment une sorte de sytème avec les talismans de leurs ami·e·s. En réalité ce système est un contre-système, une voie alternative, un dispositif obscur pour se dérober aux yeux du pouvoir et faire prospérer la ressource la plus précieuse et la plus clandestine du monde : l’amour. Nos talismans nous ressemblent mais ne nous appartiennent pas. Ils amplifient nos affects tout en nous rappelant que nous ne sommes pas seul·e·s, et que les mondes dont nous rêvons sont possibles. Je ne sais pas exactement pourquoi, mais j’ai toujours eu le sentiment que les personnes peintes ou dessinées par Neïla avaient des talismans dans leurs poches. Mieux encore que leurs yeux, leurs regards, étaient de nature profondément talismanique.
Neïla fait pleurer de rire ses ami·e·s. Il écrit des textes qui sont tout à la fois des hommages et des manières de rendre justice. Elle a peur parfois d’avoir choisi le côté obscur de la force. Et je læ comprends d’autant mieux que je partage cette peur. Le pouvoir aimerait nous faire croire que seule la lumière et la blancheur sont capables de propager le bien. Il n’en est rien. Arrêtons de diaboliser les démon·e·s. La plupart du temps, ce sont seulement des créatures qui, comme nous, tiennent à l’idée de la multiplicité des mondes. Des créatures qui rêvent à d’autres mondes, voyagent dans d’autres mondes, bâtissent d’autres mondes. D’ailleurs, n’est-il pas significatif que le mot « démon » lui-même soit une anagramme du mot « monde » ? Aux yeux de la société, les démon·e·s sont terribles. Et à vrai dire leurs corps à la lumière du jour font peur à voir. Mais quand l’obscurité se fait, on les entend raconter des histoires très douces qui sont presque toujours des histoires de révolte et d’amour. Le travail de Neïla, en ce sens, a quelque chose de profondément démonique : il nous emmène au royaume des ombres, comme pour nous prouver que ce royaume est un cœur dont le pouls porte, à l’infini, les larmes de rire de celleux qu’on chérira pour toujours.
Romain Noël
Romain Noël est chercheur et poète. Transdisciplinaires, ses recherches portent sur les formes de l’art à l’heure de l’extinction, les liens entre vie affective et pratiques magiques, et sur les écologies antihumanistes. Il a co-dirigé le numéro spécial de la revue Critique intitulé « Vivre dans un monde abîmé ». Outre des textes sur l’art contemporain, il a publié « BDSM Apocalypse » (Klima Magazine, lundimatin), «Pourquoi des potions à l’heure de l’Extinction (Frûctose), « Mycélium, petit conte post-apocalyptique » (Le murmure éditeur), qu’il co-signe avec Youri Johnson, ou encore « Devenir Médiums » (Les Presses du Réel). Après un cursus à l’EHESS, il vient de terminer une thèse sur l’art contemporain au Centre d’Histoire de SciencesPo, intitulée « La Vengeance des Affects : une aventure dont vous êtes le terreau ».
vue de l’exposition « J’adore vous faire rire » de Neïla Czermak Ichti
(photo Aurélien Mole).
Neïla Czermak Ichti
Johnny Thunders / SWV, 2021-2023
acrylique sur bois / acrylic on wood
99,5 x 100 cm (x 2)
Neïla Czermak Ichti
So much fun, 2023
acrylique sur bois / acrylic on wood
52 x 52 cm
Neïla Czermak Ichti
La main de Brahim, 2023
acrylique sur toile / acrylic on canvas
41,5 x 33 cm
Neïla Czermak Ichti
showing off her sexiest… juiciest… most controversial attribute…!!!, 2023
acrylique sur toile, clous et glue pailletée
41,5 x 33 cm
Neïla Czermak Ichti
I love being my friend’s Bozo !!!, 2022
acrylique, encre et collage sur carton
30,5 x 33 cm