Tere Recarens

Baharestan Carpet

28 avril - 9 juin 2018


Les œuvres de Tere Recarens (née en 1967 à Arbúcies, Catalunya) ont à voir avec le déplacement, les turbulences que cela implique parfois. La plupart sont des réponses à des contextes précis : Tere Recarens peut être amenée par choix ou nécessité à réagir à une situation, qu’elle s’applique souvent à détourner. Chaque réponse est nourrie par une observation attentive du contexte et des usages et nécessite souvent une investigation dans la durée.
Dans cette perspective, la rencontre avec l’autre s’avère cruciale, elle peut ouvrir sur l’apprentissage de nouveaux savoirs,déclencher un projet, une recherche. L’art de Tere Recarens pourrait tenir dans cette vidéo d’un voilier jeté parmi les vagues, qui s’en trouve bousculé, mais s’efforce de maintenir son cap, sa quête (Faire L’aventure, 2008-2016). Tere Recarens a séjourné et travaillé dans différents pays, ceci-étant, le voyage n’est jamais pour elle une fin en soi, il est un moyen parmi d’autres de poursuivre sa recherche. Pour son exposition à la galerie Anne Barrault, elle choisit de montrer au public deux oeuvres qui sont le fruit de plusieurs séjours en Iran, de son étude de l’histoire et de la culture de ce pays : Baharestan Carpet (2017-2018) est un tapis en carton et Spark (2015-2017) des impressions sur papier.

Moi je m’envole comme les oiseaux, il y en a à ma fenêtre, puis quatre heures plus tard ils s’envolent et moi je pars faire connaissance de la ville [envoyé depuis Tehrãn, février 2018]

Peu de temps après son installation à Berlin – où elle est établie depuis maintenant plusieurs années, Tere Recarens a réalisé un petit court métrage dans lequel pendant une minute de chute libre en parachute, elle balaie les nuages afin de voir un peu plus clairement les contours de la ville (Besenrein, 2003 – signifie « net »). Cette vidéo signifie pour elle « la découverte d’une nouvelle culture ». C’est aussi échapper momentanément à la  « pesanteur » et y être irrémédiablement confrontée.

BAHARESTAN CARPET est un tapis en carton. « Baharestan », que l’on peut traduire par « lieu du printemps », est aussi le nom le plus communément usité à Tehrãn pour désigner le tapis légendaire qui ornait le palais de Ctesiphon sous le règne de Khosro 1er (531-579) à l’époque Sassanide. On le connaît par quelques descriptions. Baharestan Carpet a été montré à Barcelone en 2017; à Paris il est présenté avec de nouvelles productions graphiques au revers. Son dessin représente un jardin divisé en quatre parties autour de trois thèmes : la littérature persane, la mythologie, l’histoire politique de l’Iran et la place des femmes. L’iconographie et le style empruntent à différentes sources visuelles. Les parties s’organisent autour d’un bassin central peuplé d’oiseaux.

La transcription d’un poème « spontané » de Josep Pedrals file sur le pourtour du tapis. Ce poème a été imaginé à partir de mots recueillis auprès d’intellectuels catalans.

Sur une des parties figure un oiseau mythique : la Sîmorgh. Cet antique symbole se déploie dans Le cantique des oiseaux, épopée spirituelle de 4724 distiques du poète Farid od-dîn ‘Attâr (1158-1221). Son nom d’auteur signifie parfumeur, apothicaire, il est celui qui « soigne les âmes en les guidant par la parole et le récit1 ».
Un jour, les oiseaux du monde se réunissent et décident de partir à la recherche de l’oiseau souverain. Les traducteurs ont toujours considéré jusqu’ici qu’il s’agissait d’une figure purement masculine car il est un symbole de Dieu. Après lecture du texte et du contexte, il apparaît que Sîmorgh était véritablement la face féminine du divin telle qu’elle se manifeste dans toute sa beauté. Le voyage des oiseaux a lieu sous la direction de la huppe, messagère dans l’histoire du roi Salomon. Sîmorgh niche sur les hauteurs de la montagne cosmique Qâf et pour accéder à sa demeure, tous devront survoler sept vallées porteuses chacune d’une étape spirituelle. Comme ils manifestent des réticences grandissantes à accomplir ce voyage jusqu’à son terme, la huppe leur raconte de nombreuses histoires pour les encourager et leur enseigner comment quitter leurs « vains attachements ».
Presque tous les oiseaux meurent ou abandonnent la recherche et seuls trente « âmes-oiseaux » arrivent au but.
À travers un jeu de mots, « trente oiseaux » se dit « sî-morg », ‘Attâr enseigne que les sept vallées sont un cheminement intérieur mais qui se ne fait pas de manière linéaire. Le seul moyen d’atteindre la Sîmorgh invisible et indicible est de se jeter « dans le feu de sa présence » : « Ils s’annihilèrent donc cette fois pour toujours / Et l’ombre disparut dans le soleil, enfin ! 2 ».

Sîmorgh apparaît aussi dans Le livre des rois de Abol-Qâsen Ferdowsî (†1020), une source d’inspiration pour ‘Attâr.
Son ambivalence est manifeste. C’est elle qui enseigne à Zâl, jeune guerrier « aux cheveux de vieillard » et fils du roi de Sistân, qu’elle avait recueilli, comment pratiquer la césarienne sur son épouse Rudâbeh. Zâl sauve la mère et l’enfant. Rostam, héros mythique de la Perse, est né.

SPARK – étincelle – est un ensemble de huit impressions sur papier, une étude du boteh jegheh, plus communément appelé motif cachemire ou paisley. Spark conjugue trois procédés d’impression qui se sont succédés dans la durée.
Cette longue maturation dans l’élaboration de l’oeuvre résulte d’une quête de l’histoire de ce motif ; le boteh jegheh est riche de significations politiques, religieuses et spirituelles. Les motifs en aplat colorés reproduits à l’identique sur chaque papier sont des sérigraphies. Le récit sur boteh jegheh se déroule au fil des huit impressions : les phrases ont été imprimées à l’aide de la lithographie. Ainsi, les motifs sérigraphiés dans leur pure simplicité s’enrichissent d’un nouveau sens à chaque étape du récit. ‘Spark’, dessin du boteh jegheh imprimé par marquage à chaud, traverse les formes et le récit. Elle représente la recherche, le cheminement.

« Sîmorgh prend son essor tout en restant immobile ; elle vole sans franchir de distance ; elle s’approche et pourtant n’a parcouru aucun lieu. Sache que toutes les couleurs dérivent de la Sîmorgh, mais qu’elle-même n’a aucune couleur. Son nid est en Orient, mais sa place en Occident ne reste pas vacante. Tous sont préoccupés d’elle, mais elle est vide de tous. Toutes les connaissances dérivent de l’incantation de cette Sîmorgh.3 »

Frédéric Oyharçabal
Avril 2018

  1. Leili Anvar, « L’envol », in Farid od-dîn ‘Attâr, La cantique des oiseaux, traduction Leili Anvar, Diane de Sellier éditeur, Paris, 2014, pp. 13-25.
  2. Distique 4286.
  3. Shahâboddin Yahyâ Sohravardî, L’Archange empourpré. Quinze traités et récits mystiques traduits du persan et de l’arabe, traduction Henry Corbin, Fayard, Paris, 1976.

 

Tere Recarens - Baharestan Carpet
Tere Recarens
détail Baharestan Carpet, 2017-2018
carton, gomme arabique, pigments, encre invisible, 720 x 440 cm
© Ana Agraz

 


Conversation avec Tere Recarens

Frédéric Oyharçabal

Ton premier séjour au Mali était motivé par la volonté de découvrir la signification du mot ‘tere’ chez les Bamanan, mot dont tu avais découvert l’existence lors d’une rencontre avec un certain Lunettes Rouges. Quelle serait aujourd’hui ta définition de ce concept ?
Là-bas ils naissent avec un tere, équivalent au destin chez nous.

Est-ce que le tere agit sur ta manière de travailler ?
J’ai appris quand ce n’est pas le moment. Quand l’énergie n’est pas bonne, alors je reste tranquille.

Mes derniers calsons (1997) est selon moi un autoportrait. Dans cette photographie où tu nous montres ton postérieur, tu portes une culotte usée à plusieurs endroits. C’est une oeuvre de tes débuts. Quel sens lui donnes-tu aujourd’hui ?
Plus tu persévères, plus tu te retrouves.

Pendant tes voyages de recherche, tu vis parfois des situations difficiles que tu t’efforces de retourner comme un gant, à ton avantage. From Mashhad to Mashhad (10) (2015) est la transformation des effets négatifs d’un événement – une panne d’avion – pour toi et pour ceux qui t’entourent à ce moment-là en
quelque chose de positif. Il s’agit d’un ensemble de dessins que tu as exécutés durant ce périple. Tu as écrit en farsi sur chacun d’entre eux cette phrase « Qu’est-ce qui est selon vous le plus important dans la vie ? » et tu les as distribués aux passagers. D’ailleurs, lorsque tu me fais part d’une expérience difficile, d’une déception, il t’arrive parfois de conclure par ces propos : « Finalement j’ai de la chance ».
Oui, c’est exactement ça ! Dans ce cas précis, la créativité aide. Et puis la joie de vivre un vrai ‘déjà vu’ !

Tu as publié suite à ton séjour en Mongolie Intérieure en 2008 un fac-similé d’un carnet de poche rempli de dessins que tu faisais pour te faire comprendre. Peut-on dire, pour ce qui te concerne, que le dessin est une langue au même titre que celles que tu pratiques ?
Oui, international.

Glory (2007) est une couverture, Fucking Glory (2007), une longue tenture murale. Ces deux pièces sont constituées d’écharpes de supporters d’équipes de football cousues bord à bord sur la longueur. Fucking Damned Glory (2008) est une tenture dans le même esprit mais c’est toi qui as conçu les écharpes et sur chacune d’elles, tu as dessiné des objets ou des situations encadrés de leur équivalent en chinois. Ces trois oeuvres forment une trilogie qui se décline à partir d’un même motif structurel. Tu as poursuivi cette quête au Mali, avec la conception de ton propre tissu à messages que tu as proposé en échange d’autres tissus – ce qui a donné suite à différentes oeuvres, puis en Iran par l’étude du farsi et une recherche sur un motif, le « boteh jegheh ».
Le « boteh egheh » est connu en occident sous le nom de « paisley ». C’est un motif très ancien de l’époque des Mèdes.

Pour ton exposition tu présentes un grand tapis en carton inspiré d’un tapis disparu que l’on ne connaît que par des descriptions. De quel tapis s’agit-il ?
C’est Le Tapis d’hiver ou Le Printemps de Khosro (11). Je m’intéresse depuis toujours à ce moment de l’histoire : l’art perse avant la conquête arabe. Ce tapis se trouvait au palais de Ctésiphon à l’époque de l’empire Sassanide. Il était si beau que les arabes craignaient de tomber amoureux de la culture perse et puis il était très lourd. Donc ils l’ont coupé en plusieurs morceaux et distribué comme butin.

Voici quelques vers du poème « Chants entre l’âme et l’époux », Cantique spirituel (manuscrit de Sanlúcar)
de Jean de la Croix (12) :
Buscando mis amores,
iré por esos montes y riberas ;
ni cogeré las flores,
ni tereré las fièras,
y pasaré los fuertes y fronteras.
Cherchant mes amours,
J’irai par ces monts et rivages,
Ne cueillerai les fleurs ni ne craindrai les fauves,
Et passerai les forts et les frontières.

Baharestan Carpet (2017-2018) est un tapis en carton. Pour quelles raisons as-tu choisi ce matériau ?
C’est un matériau pas cher et on marche dessus avec la même attention qu’un vrai tapis. Quand il commencera à être usé, j’aimerais l’accrocher au mur.

Que signifie Tere Zelzeleh ?
C’est Terremoto en farsi.

Tu as signé ce tapis avec un jeu de mots en farsi à l’intérieur d’un motif « boteh jegheh » que l’on peut traduire par « la route du bo tere ». Dans Spark (2015-2017), un ensemble de huit sérigraphies, tu nous racontes l’histoire de ce motif que l’on appelle aussi motif cachemire ou paisley. Tu écris qu’à l’époque sassanide on considérait les amandes comme sacrées et qu’elles sont devenues des formes décoratives. Sur les vêtements royaux et des hauts dignitaires, le nom de la personne figurait à l’intérieur d’une forme amande. On voit cette même forme cheminer d’une sérigraphie à l’autre. Tu l’as imprimée par marquage à chaud, procédé souvent utilisé pour l’impression d’une signature, d’un cachet. La forme est vide, sans contenu ni nom à l’intérieur. Que représente-elle ?
Une étincelle : comme une vie.

Qu’évoque le poème en catalan de Josep Pedrals que tu as retranscrit sur le pourtour de Baharestan Carpet ?
Ce poème signifie mon identité. Son vocabulaire est riche car une quarantaine d’intellectuels catalans ont donné chacun un mot.

En 2009, tu as dessiné de manière incomplète une carte du monde, on voit l’Europe, l’Afrique, l’Amérique, l’Asie de l’Ouest et un petit bout de l’Australie. Chacun, excepté l’Australie, est associé à un élément. Pour l’Amérique : le feu ; l’Afrique : la terre ; l’Europe : l’eau ; l’Asie de l’Ouest : l’air. Peux-tu nous donner les raisons de ton choix pour chacun d’eux ?
C’est mon ressenti quand je m’y suis trouvée. Pour l’Australie, où mon travail a également été montré, c’est l’Ether.

ETHEREAL (1999) est une chambre suspendue par des câbles, située à faible hauteur. Elle se balance dès qu’on y pénètre. À l’intérieur, tu as montré une vidéo : des singes dans un parc manipulent des drapeaux sur lesquels est écrit « HAL » (du nom de la salle d’exposition à Anvers). Le titre de l’installation est l’imbrication de deux noms (« TERE » et « HAL ») et leur transformation en « ETHEREAL ». Ce mot anglais signifie « éthéré », c’est-à-dire au-dessus des choses terrestres.
C’est juste que je revenais en Europe, amoureuse d’une année passée à New York et que j’ai atterri « par la grâce » en Belgique – j’avais un billet pour Barcelone.

On retrouve les singes dans Baharestan Carpet où ils prennent part à une scène d’agression entre des femmes. Peux-tu m’expliquer cette scène ?
Depuis un moment, les femmes se battent pour leur liberté, mais d’autres femmes se battent contre elles. Ce sont des maladies de civilisation.

Que signifie alors la présence des singes dans Baharestan Carpet et dans ETHEREAL ?
Dans le tapis, les singes représentent la part irrationnelle. Dans la vidéo, ils jouent incroyablement bien et le mouvement du moniteur suspendu est différent du mouvement de la chambre, ce qui produit un effet « ETHEREAL ».

À côté de la scène d’agression, tu as dessiné Mohammad Mossadegh et tu as écrit cette phrase : « IF I SEAT SILENTLY, I HAVE SINNED » [Si je m’assoie silencieusement, je commets un péché]. Que signifie-t-elle ?
Ce sont les mots de Mossadegh. Il a déclaré la nationalisation du pétrole iranien en 1951 et a été renversé par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne en 1953 (13). Les idées de Mossadegh sont toujours en vigueur. Il y a un proverbe iranien qui décrit bien la situation du pays : « A potter man drinks water from a broken jar » [Le potier boit l’eau dans une jarre cassée].

Tu as également dessiné Sîmorgh. Que représente-elle pour toi ?
Un jour Abu Ali m’a offert le livre La Conférence des oiseaux (14). Ce livre là m’a toujours accompagné. Et puis, je me suis déjà jetée dans la flamme.

  1. Mashhad est la deuxième plus grande ville d’Iran. Elle attire de nombreux pèlerins.
  2. Du nom du souverain Khosro 1er (531-579).
  3. Jean de La Croix, Poésies complètes, Librairie Séguier/Obsidiane, Paris, 1988, p.23.
  4. Homme d’état, Mohammad Mossadegh (1882-1967) oeuvra après la Seconde guerre mondiale pour la démocratie, l’indépendance politique et économique de l’Iran. Mossadegh incarne le refus de l’ingérence étrangère et la résistance aux puissances coloniales.
  5. Sîmorgh est un oiseau fabuleux de la mythologie perse, objet d’une quête mystique dans Le Cantique des oiseaux de Farid od-dîn ‘Attâr (1158-1221) connu également sous le titre La Conférence des oiseaux. Farid od-dîn ‘Attâr, Le cantique des oiseaux, traduction Leili Anvar, Diane de Sellier éditeur, Paris, 2014.

 

Tere Recarens - Baharestan Carpet

 

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