Tere Recarens

Le Fleuve suit son cours

8 janvier au 19 février 2011


entretien réalisé par Frédéric Oyharçabal

Au retour de ton second séjour dans le Dersim (Turquie), tu m’as envoyé une photo où l’on voit un homme qui grimpe une colline en courant. Une de tes premières œuvres est la peinture d’une « fille qui court ou rien » – Chica que corre a la nada. En 1996, tu as placé ton appareil photo dans une cour d’immeuble et tu as réussi à descendre tous les escaliers en 15 secondes, le temps que met ton appareil en position automatique pour prendre la photo (J’ai réussi, 1996). Pourquoi aimes-tu tant courir ?

Je cours par nécessité et curiosité.

Bien que tu sois établie à Berlin, tu n’y restes jamais très longtemps. Qu’est-ce qui te fait à ce point courir le monde ?

À Barcelone, on m’appelle Terremoto (tremblement de terre).

À ton arrivée à Berlin, tu as tourné un petit film où, pendant une minute de chute libre en parachute au-dessus de Berlin, tu balaies les nuages (Beserein, 2003). À New York, où tu as aussi vécu, tu projetais de sauter du plus haut bâtiment de PS1(I was ready to jump, 1999). Que signifie sauter pour toi ?

Chaque saut est une confrontation avec une nouvelle culture.

Tu m’as écrit un jour : « Je sais ce que c’est une âme et un spirit », et tu as dessiné une bougie. Dans le Dersim, l’été dernier, nous avons fait à pied un parcours dans la vallée de la rivière Munzur pour visiter les lieux de culte alévis. Tu nous as proposé, comme le font les alévis, de poser une bougie à l’intérieur de la petite niche que l’on trouve dans chaque holy place et de faire un vœu. Dernièrement, tu m’as cité cette prière que l’on dit au Tibet : « Puissent tous les êtres vivants s’élever ».

J’ai des rêves. C’est la félicité, pas l’argent.

Tu dessines beaucoup. Parfois tes dessins me laissent incertain.

Je dessine comme je me lave le visage.

Tu as tourné sur toi-même 127 fois avant de tomber (Tomber, 1997). Il y a cette photo prise à PS1 où l’on te voit t’entraîner à sauter. Le titre de la photo est Fall in love (1999). Dans le livre qui raconte ton séjour au Mali, on peut lire cette phrase brodée sur un tissu : « ALONS AU LIT MON AMOUR MA CHERI ». Est-ce que l’amour et l’ivresse sont des thèmes importants dans ton travail ?

J’aime le langage du corps : des signes, des sons et du cœur.

Peux-tu me commenter ce message écrit sur un tissu du Mali : « Regardez avec des yeux nouveaux ».

Ce que j’ai appris au Mali, c’est la dualité.

Veux-tu dire quelque chose sur ton exposition ?

Tere Recarens - Bougie

 

Au Musée du Prado en 2014, tu m’as montré le tableau de José de Ribera Le songe de Jacob (1639). Le prophète est endormi près d’un arbre. La traditionnelle échelle qui lui apparaît en songe dans le texte biblique laisse place à une lumière irréelle au dessus de sa tête. Qu’est-ce qui t’intéresse dans ce tableau ?

S’endormir sous un arbre rafraîchit les désirs.

Un jour je t’ai montré le dessin d’un pont dans le livre de Nicolas Bouvier, L’usage du monde[1]. Ça aurait pu être un dessin de toi. Il m’a rappelé le pont qui enjambe l’Euphrate à l’entrée du village de Mutu dans le Dersim (Turquie). Que t’a évoqué ce dessin ?

Cela veut dire ouvrir des chemins.

Tu t’es rendue en Iran à deux reprises en 2014 et en 2015. Tu m’as montré une photo de l’intérieur d’une librairie. À l’angle de la pièce, tapissée de nombreux ouvrages aux tranches colorées, un homme est assis près d’une table ronde et te regarde. De l’autre côté de la table, tu nous fais face, concentrée sur un ouvrage illustré. À tes pieds, plusieurs sacs de voyage, on voit la couverture bleue du livre sur ton séjour au Mali. Qu’es-tu allée faire en Iran ?

J’ai découvert le farsi et un motif très ancien.

À l’occasion de ton exposition à art3, que tu as choisi d’intituler Tere Optimiste, tu publies Duality[2], un poster où tu répètes un motif dérivé d’un dessin plus ancien en lien avec tes voyages au Mali en 2008 et 2009. Ce motif signifie pour moi les aléas de l’existence et la chance. Qu’en penses-tu ?

L’optimisme mène à l’imagination, à la résistance et à la chance.

Pour l’espace d’art3, tu réalises trois dessins muraux. Est-ce une trilogie dans le sens de trois éléments indissociables ?

Oui, pour avoir une chance bien allumée !

Tu cultives souvent une certaine précarité dans la forme que tu donnes à tes œuvres, à tes messages.

Je fais des choses qui ne sont pas bourgeoises.

À Berlin en 2013, tu as tendu des fils sur les hauteurs de ton bureau, tu y as accroché des pages du Berliner Zeitung sur lesquelles tu as écrit en allemand au pinceau des tâches que tu souhaitais accomplir. Au Centro de Arte Dos de Mayo, à Madrid, en 2014, tu as fabriqué une guirlande à partir de stylos glanés à diverses occasions (Gratis, 2014) ; tu as également montré une suite de calendriers de douze feuillets remplis de notes personnelles, fragment d’une œuvre initiée dès 1998 (Des choses qui méritent d’être écrites, 1998)…

Je fais un art vivant.

Tu as récemment participé à l’exposition collective Punk. Its Traces in Contemporary Art[3], où tu as installé Terremoto (1994-2015)[4]. Qu’est-ce que ton travail a à voir avec le punk ?

Terremoto, c’est une attitude.

Dans un carnet que tu m’as envoyé, il y a ce dessin. Selon moi, c’est quelqu’un qui dort sous une couverture ; selon toi, c’est une montagne…

Derrière la montagne, on peut se reposer (toi tu te reposes déjà, moi pas encore !!!!).

  1. Nicolas Bouvier, L’usage du monde (1963), ill. Thierry Vernet, éd. Payot-Rivages, Paris, 2001.
  2. Duality, poster, coédition art3 et captures éditions, Valence, 2016.
  3. Centro-Museo Vasco de Arte Contemporáneo, Vitoria-Gasteiz ; Centro de Arte Dos de Mayo CA2M, Madrid ; Museu d’Art Contemporani MACBA, Barcelone ; Museo Universitario del Chopo, Mexico, 2015-2017.
  4. « J’ai construit un sol instable avec des planches en bois. Dessus, j’ai posé des étagères et toutes sortes de meubles sur lesquels j’ai placé des objets fragiles. Tout tremblait sous les pas des visiteurs. Certains d’entre eux avaient peur de faire tomber des objets, tandis que d’autres étaient tout joyeux de pouvoir profiter d’une liberté aussi inattendue », Tere Recarens, Sportkünstlerin, éd. Frac Bourgogne, Dijon, Galeria Toni Tàpies, Barcelone, 2005, p. 67.