Lèche un crapaud et coupe ta langue avec du papier
Lèche un crapaud et sens toi heureux·se
Lèche un crapaud et le trou dans ta chaussure est un Gucci d’argent
Lèche un crapaud et obtiens deux minutes
Lèche un fil épais et tremble autour des sphères d’action[1]
Lick the Toad rassemble des œuvres d’art, des objets et des ephemera, comme autant de fragments de vulnérabilité, de rêves et d’aliénation sociale. Le titre reprend un vers du poème « Lots »(2013) de l’artiste et auteure Tiziana La Melia, qui s’inspire des notions de destin et de contes de fées, alimenté par des récits tels que ceux des ouvriers qui filent de la laine toute la nuit pour rester éveillés pendant leur travail. De même, avec un élan anticapitaliste et hallucinatoire, l’exposition perturbe les récits dominants de marginalisation, de valeur et de soin. En canalisant la fiction de soi et la société, le léchage de crapauds devient un geste acide, corrosif pour la fonctionnalité et l’homogénéité, dépouillant les illusions pour révéler les facettes brutes des récits et des traumatismes personnels. En interférant avec les domaines situés entre la réalité consensuelle et l’autofiction, les états de conscience altérés et les faits historiques, les œuvres opèrent sur un mode de compréhension qui s’engage avec le monde par le biais de correspondances et de métaphores, par une sorte de poésie qui manipule des bribes dans les forces et les réalités dormantes de la vie.
Associations libres et divagations imprègnent le langage intuitif d’Anne Bourse, façonné par des expériences de dissociation et d’appropriation, d’assemblages et de plis. Ancré dans une vision fantomatique de l’apprentissage et de la création, et souvent avec une palette pastel, un sentiment de liberté et d’innocence traverse Nile Green Bench (2024), à la fois minimaliste et fragile, conceptuel et objet-meuble. L’artiste met à l’honneur l’art mineur réalisé avec du fil et du textile, en présentant Dismorphic Golden Bench (2024), un banc tissé à la main en tissu doré. L’œuvre évoque les hallucinations hypnagogiques – ces états fugaces et oniriques entre la veille et le sommeil – au cours desquelles l’artiste, lorsqu’elle était enfant, ressentait fréquemment une sensation de corps déformé, comme des bras et des jambes anormalement allongés. Ses livres artisanaux, imparfaitement copiés, collés, dessinés et imprimés, fusionnent peinture, crayon, stylo, et des fragments de signes insaisissables se mêlent à des impressions numériques, comme dans Adorables Cochons d’Inde, 2018 (une crise d’épilepsie dans la version cobaye de Brain, une revue de neurologie). Des écritures colorées et des gribouillages spontanés sont suspendus entre arabesques et automatismes, écriture asémique et communication.
Les notions de santé mentale, de sous-cultures et de fantaisie inspirent l’installation de Tania Gheerbrant, dont la pratique est ancrée dans la recherche historique. Dans Alliteration (2025), l’artiste crée une scénographie éphémère et poétique d’affiches et de versets par le biais de sérigraphies sur des matériaux délicats tels que le tissu, le papier et le film miroir. Les slogans s’étendent sur les affiches des murs, se confondant avec le murmure rythmique des poèmes et des paroles prononcées dans les vidéos de l’installation. Depuis quelques années, Tania Gheerbrant travaille avec les membres du « Réseau des Entendeurs de Voix », une communauté fondée aux Pays-Bas en 1988 et apparue en France en 2011, qui offre des espaces non médicaux de partage et de soin en dehors de la psychiatrie institutionnelle, et donne la parole aux patients comme une forme de thérapie. Invitant à explorer des documents et des témoignages sur les mouvements antipsychiatriques, ces matériaux offrent une contre-histoire de la folie, dévoilant les mécanismes d’aliénation omniprésents au sein d’une société disciplinaire. Elle crée également un espace pour écouter les voix des patients, suggérant comment la narration et l’imagination peuvent alimenter la résistance collective au-delà des normes du contrôle social.
Tiziana La Melia trompe les conventions de la perception et de la communication en abordant la manière dont la classe, l’identité et l’immigration façonnent non seulement les vies, mais aussi les corps et les gestes au sein de systèmes de pouvoir structurés par le langage. L’écriture et l’approche visuelle de l’artiste évoquent des souvenirs, des expériences, des objets et de la nourriture pour en faire des fables, des poèmes et des mythologies personnelles, comme dans Conditions, 2025. Dans cette œuvre, les images de la webcam météo se mêlent à un poème qui sert de recette pour réparer un cœur brisé. Le dessin spolvero[2] fait référence à un personnage de la série dramatique de la fable Country Mouse City Mouse Hamster[3] (CMCMH), un projet itinérant et épisodique qui navigue entre la vie rurale et urbaine, la migration et l’appartenance. Dans la série Tabloid, des photos de films, des images des coulisses, des dessins et des recherches provenant de la vidéo CMCMH sont collés sur de la toile et du velours, à des moments agrémentés de pigments, de crème solaire teintée et de cristaux. Ici, le format triptyque rappelle la forme d’un tabloïd, en référence à la forme comprimée d’un médicament vendu en comprimés. Aujourd’hui, le tabloïd est reconnu comme un journal à sensation qui présente des histoires sensationnelles. En forme de croix, il fait écho au symbole de la pharmacie, suggérant comment la narration peut fonctionner comme une forme de réparation. Le langage de ses vidéos, performances, poèmes, sculptures, peintures et dessins dépasse toute dimension empirique, déstabilise les lois de la logique linéaire et se situe dans des domaines sémiotiques évocateurs et presque psychédéliques.
[1] Tiziana La Melia,“Lots”, dans I Come from a long line of people who don’t use words, édité par Sonia D’Alto, Archive Books, 2025, p. 34.
[2] « Spolvero » (terme italien pour « dépoussiérage ») est une technique, communément utilisée pour la fresque, où un dessin est transféré en perçant des trous le long de son contour et en y saupoudrant du pigment pour créer une trace en pointillés.
[3] Montage vidéo de 60 min, film numérique tourné en DVCAM, 2021/25.