La possibilité infinie de rapports entre l’écrit et l’image est pour moi l’intérêt principal de la bande dessinée : un système de représentation confrontant en permanence, dans une sorte d’alchimie, l’écrit et le visuel. C’est ce domaine là que je tente d’explorer de mon côté ou au sein de l’OuBaPo (Ouvroir de Bande dessinée Potentielle). Le projet « TNT en Amérique » est né de ces réflexions oubapiennes, d’exercices et d’expériences. Je tente de trouver de nouvelles pistes de lecture. Je déstructure une matière première pour la reconstruire autrement.
L’analyse de la bande dessinée « Tintin en Amérique » de Hergé m’a fait prendre conscience du phénomène de chute (de corps) récurrent dans cet album. Je voulais comprendre l’origine de ce vertige permanent. Début 2001, j’ai commencé à décrypter cette violence (violence toujours adoucie et banalisée par le style de la ligne claire : un coup de poing réel est quelque chose de bien plus violent que ce qui nous est montré dans ce type d’album) et j’ai décidé que cela serait l’occasion de réaliser un exercice oubapien sur un album entier.
Tout ceci n’était donc au départ qu’une expérience personnelle. J’ai d’abord analysé et décortiqué le texte de départ présent dans les bulles de Hergé.
J’ai ensuite conservé des mots pour leur signification (rapport à la violence et à des thèmes symboliques de la société américaine) et pour leur musicalité. Je faisais des listes. Je tentais de créer des thématiques en fonction des pages.
À ce moment-là, j’ai commencé à recouvrir de noir les planches de Hergé en ne laissant apparaître que les mots qui me semblaient importants.
Plus tard, j’ai trouvé la solution graphique consistant à enrichir ce noir par des « ouvertures » sur la couleur, tout en complétant l’écrit par le visuel. Le noir est alors devenu la nuit puisque toutes ces taches de couleurs (des signes, des pictogrammes, des symboles simples) devenaient des petites lumières urbaines, des néons pop clignotant dans l’oscurité violente de la ville américaine. Une sorte de ville tentaculaire observée la nuit depuis le ciel ou un promontoire (une scène récurrente du cinéma américain). Le noir comme une référence à la censure, à la nuit, l’obscurité (le mal), le mystère des choses non entièrement dévoilées.
Sur un fond noir dense, des vignettes claires et colorées racontent par leur enchaînement et leur insistance une histoire de la violence américaine : j’évoque ce phénomène ainsi que les notions de bruits, de mouvements, d’argent, de religion, de Bien et de Mal qui s’y rattachent (la première enseigne lumineuse animée qui fut installée aux États-Unis a servi à annoncer une peine de mort). Cette nuit est une « nuit américaine » : un filtre sur une image tournée le jour pour donner l’illusion de la nuit.
L’esprit du lecteur (ayant déjà lu auparavant « Tintin en Amérique ») doit pouvoir faire des aller-retours entre l’oeuvre sous-jacente de Hergé et mes indices graphiques.
Avec ce type d’intervention graphique, je parle de l’Amérique en utilisant une bande dessinée de Hergé. Mais je parle également du travail de Hergé par le biais d’un travail thématique sur l’Amérique.
Car ces deux univers, la ligne claire de Hergé et la société américaine, peuvent être interprétés de façon similaire : deux mondes riches, beaux et lisses en apparence, troubles et violents en profondeur. Il était ainsi possible pour moi par un procédé de recadrage, de cache et de recouvrement, d’utiliser une matière première, afin d’en explorer les richesses inexploitées mais aussi les zones d’ombre.
D’un point de vue technique, j’ai acheté (dans des magasins spécialisés dans les vieilles éditions) des exemplaires anciens de « Tintin en Amérique ». J’ai donc travaillé directement sur les éditions imprimées en découpant les pages une à une et en les recouvrant d’une épaisse couche d’encre noire. Il ne fallait pas que l’on puisse par transparence apercevoir des éléments de l’oeuvre d’origine. C’est pour cela aussi que l’éditeur m’a suggéré de réécrire moi-même les mots sélectionnés pour la version imprimée car l’écriture manuscrite de Hergé ne pouvait pas être reproduite sans autorisation.
Le livre s’est construit logiquement en suivant intégralement le concept de recouvrement. Chaque mot à sa place d’origine dans la page, chaque page à sa place dans le livre. L’adresse de l’éditeur et l’achevé d’imprimer ont été placés aux mêmes endroits. Les pages de garde et le dos toilé font également référence aux éditions originales de Hergé.
Je n’ai pas conçu ce livre comme une « performance technique » mais comme la découverte d’un passage secret et d’un couloir sombre emprunté jusqu’au bout. Je ne cherche pas à respecter une forme donnée ou à fidéliser graphiquement un public. Je construit formellement mes livres en fonction du thème et de la problématique posée.
Cet ouvrage est paru en 2002 aux éditions de l’Ampoule. Après le 11 septembre 2001, date à laquelle j’étais en train de travailler sur ce livre, je n’ai absolument rien changé à mon travail. J’avais à ce moment-là entièrement choisi les mots que j’allais retenir, j’avais écrit les quatrains situés en fin d’ouvrage. J’avais aussi achevé de dessiner les quinze premières pages du livre. Plus tard, je me suis rendu compte que je travaillais sur la matière même de l’actualité.
Certains enchaînements dans « TNT en Amérique » correspondaient étrangement point par point au déroulement de l’actualité : attentat / terreur / vengeance / poursuite / grotte / dollars / crise.
Enfin, ce livre n’a pas été réalisé contre Tintin, ni pour Tintin mais sur Tintin. Un travail « sur » la bande dessinée, la préposition étant
utilisée dans les deux sens du terme.
Jochen Gerner