« (…) Ma phobie de l’espace est liée à mon tempérament rebelle ! Incapable de faire face à l’espace extérieur – càd à me rebeller–, je me suis tourné vers l’espace intérieur et son exploration ; ce qui est un acte politique ; ainsi, du fait même qu’il concernent l’espace intérieur, mes livres sont souterrainement subversifs : ils enseignent secrètement l’art de se rebeller (principalement via l’évasion – l’échappée). » Philippe K.Dick (1)
Si l’Atlas que constitue l’oeuvre de David Renaud se déplie dans une variété de mediums allant de la sculpture au livre, l’exposition intitulée Nowhere présente ici-même un ensemble exclusivement composé de peintures. Datées de 1990 à 2020, elles invitent à une traversée du travail artistique par le prisme de la pratique picturale bien qu’une telle exploration critique soit d’emblée promise, par ce titre, à la déroute… Après tout, Nowhere est aussi un point sur la carte et l’histoire commence quelque part, précisément sur un motif de camouflage que l’artiste désigne comme son premier tableau. C’est ici le point d’entrée dans la question du paysage comme sujet de la peinture et des moyens de le traiter au tournant du XXIe siècle mais aussi dans l’héritage de la modernité dont il faut rappeler qu’elle connaît simultanément l’invention du paysage et le projet de maîtriser l’ensemble des espaces terrestres.
Dans un texte intitulé « Question d’échelle », l’artiste pointait le lien de causalité entre le camouflage et la carte dans le régime du visible, tandis que l’une apparaît en conséquence de l’autre dans sa peinture :
« C’est la vision aérienne, qui, en affirmant la véracité de l’oeil cartographique crée la nécessité de dissimuler les hommes et leur matériel (…) les protégeant ainsi des moyens de destruction massif ». C’est depuis cette évidence – quant à la distribution spatiale des tactiques défensives et offensives – que David Renaud s’est engagé dans le grand trouble du paysage, par des spéculations visuelles et linguistiques au plus profond de cette logique monstrueuse. Cette logique repose sur la mise au point de deux systèmes de représentation dépendants, aspirant à une vision totale autant qu’à la capacité de disparaître totalement, conjuguant la sophistication du code et l’imitation primitive, la projection à extrême distance et l’immersion extrême dans le paysage, ce à une seule fin : le détruire. Ainsi pourrions nous déjà suivre les constants effets de zoom et dé-zoom que ménage l’oeuvre de David Renaud, sur des territoires réels et irréels, sur des surfaces plus ou moins abstraites, comme un mouvement affecté par le caractère irrémédiable et programmé de la disparition du monde. Soyons clair, ces considérations sont sous- jacentes à une pratique tenue à l’écart de toute fonction déclamative ou transcendantale de la peinture, mais s’inscrit délibérément dans l’héritage de l’abstraction concrète, informant de données objectives des formes plutôt silencieuses (et ce mutisme contribue tant à leur élégance qu’à les écarter de tout soupçons, comme il en va de la part visible des nouvelles stratégies impérialistes).
Les cartes convoquées dans cette oeuvre le sont pour les enjeux politiques et financiers qui seuls valent qu’elles aient été tracées. C’est le cas des zones économiques exclusives qui définissent la composition du tableau Pacifique I (ZEE), tandis que son pendant (Pacifique II) cadre exactement le même périmètre de l’océan en transposant les agencements complexes des fuseaux horaires dans une plausible abstraction géométrique. Ici, la référence à une tradition formaliste héritée des années 1950 prend part à un jeu de faux-semblants pour mettre en vue des réalités actuelles, plus encore, des réglementations en vigueur qui administrent les usages d’un espace donné, en temps réel. Ailleurs, le réemploi d’un vocabulaire plastique appartenant à l’art minimal et conceptuel ou à la culture new-age dans l’oeuvre de David Renaud semble participer de cette même rhétorique. Cette inactualité simulée a pour effet de trahir la contemporanéité des guerres de territoire situées au revers d’un monde où le système économique a fait disparaître toute représentation spatiale sous l’image pacifiée de sa dématérialisation, ou encore, les technologies de localisation à distance constituent l’une des principales menaces pour la démocratie.
C’est ainsi que se poursuit le dialogue qu’a toujours entretenu l’abstraction non-lyrique avec la réalité tangible et qui devait se complexifier avec l’augmentation (de la perception) de la réalité. À ce titre, il conviendrait d’inverser les termes qui désignent cette prétendue abstraction ordonnée par des réalités objectives en considérant le pouvoir d’abstraction qui préside à l’instauration des données figurant sur une carte. L’objectivité des peintures de David Renaud, limitant dans leur facture toute décision ou tout accident, contraste alors avec le caractère arbitraire de certaines frontières. Et l’on pourrait ajouter que leur présence frontale, consistante (sur panneau de bois), renvoie la plupart des données géographiques à leur impermanence (due à la montée des eaux, le recul des glaciers, l’épuisement des ressources, etc).
Cette peinture qui engendre l’expérience esthétique en se donnant pour ce qu’elle n’est pas trouverait donc naturellement sa source dans le motif du camouflage. Pourtant, il n’est jamais convoqué comme un emblème du leurre, au contraire, le camouflage a toujours un référent précis chez David Renaud : l’équipement de l’armée américaine au Vietnam (en nocturne) pour la première occurrence, ou, en 2005, celui de l’armée Russe alors en faction dans les régions indépendantistes Tchétchènes (Paysage Russe). Dans un texte à ce sujet, l’artiste insiste sur le fait que le camouflage n’est pas une image mais un signe. Il rappelle que la tactique de dissimulation a paradoxalement laissé place à une fonction ostentatoire du camouflage, comme un apparat aux couleurs du territoire – une appropriation intégrale – pour servir l’expression du pouvoir de l’occupant. La récurrence du motif dans sa peinture serait donc le fait de la continuité des conflits plus ou moins visibles dans l’actualité mondiale. Mais il joue aussi comme un facteur d’ambiguïté dans l’économie d’une oeuvre où l’on aura saisi la corrélation entre la question du regard et de la domination, et, par conséquent, de la liberté et de l’invisibilité. Dans un texte majeur sur le travail de David Renaud, Jean-Yves Jouannais (2) raisonne sur le motif du camouflage à partir d’une phrase à double sens écrite par Franz Marc au sujet de cette technique picturale dont il fut l’un des artisans, comme d’autres peintres d’avant-garde, pendant la première guerre mondiale.
Marc y évoque les avantages du brouillage des positions armées autant que du positionnement artistique. Aussi l’historien décèle-t-il dans les effets de trouble ou d’opacité des peintures de David Renaud, une manière d’éloigner leurs intentions et, en somme, de brouiller leur aura. C’est à cela que s’est employée toute l’oeuvre d’Andy Warhol, on le sait, chez qui les peintures de camouflages apparaissent en 1986 (sans que David Renaud n’en ait alors connaissance) dans une humeur ambivalente, entre un regain d’intérêt pour l’abstraction et une ultime volonté d’en saper les valeurs d’expression et d’originalité. Mais c’est aussi la promesse d’une expérience immersive de la peinture et des vertus émancipatrices d’une telle expérience de l’art en général que Warhol méprise (3). Aussi, ses peintures-écran semblent-elles adresser au regard le même type d’invitation contradictoire que celles de David Renaud, la tentation de se laisser absorber tout en étant retenu à la surface. C’est de cette manière que sont provoqués ces vertiges sur l’extrême planéité de la peinture. Il en va ainsi de la série Les Enfers, à la limite d’ironiser sur la puissance d’évocation du monochrome (que Warhol appelait « peinture vide ») : réduit à un fond coloré faisant apparaître en réserve les coordonnées GPS de l’irreprésentable nommé dans le titre – coordonnées qui correspondent à un patelin probablement ordinaire. C’est de cette manière, enfin, que subsiste un sentiment romantique dans l’expérience de cette peinture exempte de perspective et d’épaisseur, vidée de subjectivité. Un romantisme impersonnel. En comprendre les ressorts nécessiterait d’analyser son usage des mots qui conjuguent le sublime et le trivial, mais surtout d’observer la relation du texte à l’image. Car les écarts ou les coïncidences tout aussi vertigineuses qui s’y produisent semblent toujours renvoyer aux conditions pour concevoir la situation de celui où celle qui regarde la peinture (de paysage), ou pour concevoir l’espace qu’il y a entre les deux. Ceci est manifeste pour le tableau éponyme Nowhere où les coordonnées gps désignent un endroit précis à des milliers de kilomètres de là, pendant que le titre peut se lire par les adeptes de Lewis Carroll, tel David Renaud, comme la contraction d’une formule antonyme : « now, here ». C’est par là, dans les influences littéraires, que transite discrètement une sensibilité personnelle dans cette oeuvre sans sujet et que s’entrouvre un chemin de fuite (et non une ligne) derrière l’écran du tableau.
En tournant le dos à Nowhere, l’on tombera sur une des nombreuses références à Carroll dans les titres de David Renaud, titres qui se donnent souvent comme le sous-texte de la peinture. La chasse au Snark avait été évoquée une première fois dans une version environnementale de ce camouflage extraterrestre devenu un motif récurrent (Bojeum, 1997). Il s’agissait alors de sortir de la peinture par une porte dérobée, à la manière des personnages de Carroll dont les allées et venues d’un monde à l’autre confirment l’existence d’un passage bien plus qu’elles ne démarquent le monde des rêve de la réalité. L’oeuvre de David Renaud admettrait elle aussi l’éventualité de la réversibilité de tout, la probabilité que toute chose soit également son contraire – comme le bijou rouge s’avère être aussi le bijou bleu dans Sylvie et Bruno – ce qui aurait le don de relativiser tout commentaire à son sujet. Les nombreux effets de réminiscence par la réapparition d’un motif ou d’une autre version d’une oeuvre antérieure contribuent à ce brouillage de la lecture du travail en disqualifiant toute approche linéaire.
Mais la référence à Philippe K. Dick et à son adaptation hollywoodienne signalée dans la peinture palissade Recall (2015), qui vient après Total Recall (1997), est autrement significative. Non seulement il s’agit encore d’une fiction où le rêve se confond avec ce qui s’est vraiment passé, mais où le doute porte sur la possession de sa propre mémoire, en l’occurrence la mémoire d’un voyage, comme celles que vend la compagnie Rekall. Avant qu’il passe aux armes, cela plonge le personnage dans une profonde mélancolie, et Arnold Schwarzenegger de s’exclamer : « Si je ne suis pas moi, qui suis-je » ?
Julie Portier
septembre 2020
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(1) Jonathan Lethem, Pamela Jackson (éd.), L’exégèse de Philippe K. Dick, Volume 2, trad. Hélène Collon, J’ai lu, 2017
(2) Jean-Yves Jouannais, « David Renaud et la maquette des idées », in David Renaud, éditions de l’oeil, 2009
(3) Voir Benjamin H.D. Buchloh, « l’Art unidimensionnel d’Andy Warhol, 1956-1966 », traduit par Jeanne Bouniort dans le catalogue Andy Warhol rétrospective, Centre Georges Pompidou, 1990
(photographie Aurélien Mole)
Les Enfers, 2017
50 x 55 cm
un ensemble de 16 peintures
(photographie Aurélien Mole)