“Lundi” est pour Sarah Tritz une nouvelle occasion d’investir et de manipuler l’espace de la galerie anne barrault.
Ce nouveau projet s’est élaboré en parallèle à « Diabolo mâche un chewing-gum sous la pluie et pense au cul », exposition personnelle de l’artiste à la Fondation d’entreprise Ricard du 24 novembre au 9 janvier 2015.
Si les oeuvres de Sarah Tritz s’épanouissent au travers d’une profusion de formes (sculpture, peinture, collage…) comme en témoigne le parcours à la Fondation d’Entreprise Ricard, à la galerie anne barrault, c’est le support papier qui occupe la place d’honneur. Une nouvelle monographie consacrée à Sarah Tritz publiée par les Éditions Tombolo Presses sortira en janvier 2016.
Nous ne connaissons pas le dinosaure. Nous le devinons. Et ce en rassemblant ces morceaux de fossiles. C’est la méthode de travail additive. Que Rodin a aussi utilisée. Mais l’être additionné est une supposition. Ce qui est authentique, c’est chaque partie, chaque « fragment » – isolé. Il en va de même de l’homme, ce fossile potentiel.
Per Kirkeby, Rodin, La Porte de l’Enfer, 1985
Les expositions de Sarah Tritz sont à envisager comme des ensembles de fragments. Ces fragments sont des sculptures, des bas-reliefs, des peintures, des dessins, des collages, eux-même composés par assemblage. Les productions graphiques, présentées au mur, fonctionnent comme points de fuite des expositions. Elles captent le regard du visiteur, et encouragent sa déambulation dans l’espace. Certaines officient à la façon de fenêtres sur un ailleurs, et invitent à la projection mentale vers d’autres étendues.
Ainsi, œuvres sur papier et sculptures se complètent dans les expositions, mais aussi dans la pratique de Sarah Tritz. En effet, chaque typologie d’oeuvre demande une temporalité de travail différente. Là où les grandes sculptures nécessitent un long travail de préparation, les productions graphiques, par la légèreté de leur mise en œuvre, s’insinuent au contraire dans le quotidien de l’artiste.
Parallèlement à son exposition Diabolo mâche un chewing-gum sous la pluie et pense au cul à la Fondation d’Entreprise Ricard, Sarah Tritz propose Lundi, une exposition uniquement composée d’oeuvres sur papier, à la galerie anne barrault. Le titre Lundi a été choisi par l’artiste avec précision. Ce mot vient compléter la phrase titre de l’exposition à la Fondation d’entreprise Ricard. Il désigne aussi le début d’une nouvelle semaine quand le quotidien reprend son cours, et rappelle l’éternel recommencement d’un cycle. Lundi, jour où Sarah Tritz travaille dans le petit atelier attenant à son logement, non loin des activités familiales.
L’artiste a construit Diabolo autour de la question de la représentation du corps, incomplet, scindé. La diversité des techniques et des époques artistiques convoquées s’y entrechoquent. Lundi fait écho à cette hétérogénéité. Plusieurs fratries d’oeuvres sur papier y sont présentées, ayant toutes pour point commun un lien plus ou moins direct à la représentation du corps fragmenté :
– Ainsi, les « représentations* » reprennent des formes d’objets ou de corps épurés, suggérant fidèlement les modèles originaux (Le gant, Le luminaire).
– Les « corps stylisés* », représentent des corps archétypaux et lisses (mannequins, gymnastes, personnages de bande-dessinée) qui deviennent surface, comme Brigitte ou Sluggo – on retrouve ce dernier, tiré de la bande-dessinée Nancy & Sluggo de Ernie Bushmiller, en sculpture pop dans l’exposition Diabolo -. Ces corps désincarnés offrent un contre-point à ceux organiques et défectueux, plus généralement reproduits par Sarah Tritz.
– Les « citations* » sont des représentations de mémoire – ou à partir d’images – d’oeuvres d’autres artistes (Portrait de l’artiste à travers Picabia, d’après La mariée de Picabia, Teary eyed d’après The drowning girl de Roy Lichtenstein). Sarah Tritz se saisit pleinement des oeuvres choisies, sans soucis de véracité. Ses réappropriations sont à apprécier comme des hommages sauvages et passionnés.
– Les « collages* » sont constitués de rebut de papiers, de contre-formes, de dessins ou de peintures ratés qui sont recadrés par découpage, puis assemblés. Dans la pratique de l’artiste tout ce qui constitue le rejeté, le défaillant ou l’handicap mérite sa place.
– Enfin, en complément des familles citées précédemment, les « fonds* » se proposent comme des espaces de projection plus libres pour le visiteur, qui peut y placer mentalement à sa guise les corps des personnages croisés dans les autres ensembles.
Lundi oscille donc entre une mise en abîme de Diabolo et a contrario un déploiement de sa genèse.
Sarah Tritz pratique le montage. Elle prélève des morceaux du monde qui l’entoure à la façon d’un docteur Frankenstein enfanté par Paul Thek et Helen Frankenthaler : la forme des poignées de porte en corps de femme du Musée d’Art Moderne de Paris par ici, une couleur de peau croisée dans le métro par là, la photocopie d’une page de catalogue de Cathy Wilkes enfin.
Cette construction par ajout se lit dans les œuvres prises de façon individuelle, mais permet aussi de nouer plus précisément différents scenarii entre les pièces, et les deux expositions. Cependant, ces montages ne sont jamais pleinement achevés. Sarah Tritz offre la place nécessaire au visiteur pour évoluer physiquement dans l’espace, mais aussi pour ajouter ses propres images mentales au sein des œuvres sur papier, ou pour achever en pensées les corps fragmentés concrétisés par les sculptures. Ainsi les œuvres de Sarah Tritz s’adressent franchement à l’autre. Elle l’invite à dialoguer, à compléter l’oeuvre, pour que celle-ci, enfin, soit entière.
Émilie Perotto
* nomination par l’artiste