Anne Barrault est heureuse de présenter pour la première fois dans sa galerie une exposition personnelle de Pierre Moignard.
Cet artiste majeur français qui avait frappé les esprits avec l’exposition CDM (Corpet, Desgranchamps, Moignard) au Centre Pompidou en 1987, a présenté une exposition personnelle au MAMCO en 2010 et a récemment participé à la nouvelle présentation des collections permanentes au Musée d’art moderne de la ville de Paris.
De Pierre Moignard on connaît principalement les séries Beach et (Autoportrait) (1). Les nouveaux tableaux des séries Made, Holyland, Who chooseth me et Suite P présentés à la galerie anne barrault sont un tournant important de sa réflexion en peinture. Pratique qu’il n’a jamais cessé de réinventer et que l’on pourrait dorénavant définir comme une réflexion technique, soit des configurations composées d’éléments empruntés qui ne relèvent ni de la citation ni de l’hommage. Alors que ses grands tableaux précédents — les Découvertes — empruntent au suicidé de Manet, à la call girl de Hopper et au pantin El Pelele de Goya, ces morceaux choisis se fondent dans l’image du décor Vegas.
On pouvait se demander si ces grands collages sans ciseaux (dont le fond était confié à des peintres décorateurs) signaient un renoncement à l’espace de la profondeur, « chair du monde » en peinture à laquelle on ne pourrait plus croire ?
Non, il n’en est rien. Les tableaux nouveaux rejouent tout. Ceux de la série Made conjuguent une ou deux découpes peintes prises au Jésus insulté par les soldats de Manet aux ornements minimalistes des derniers tableaux de Willem de Kooning qui deviennent un fond pour cette figure. Plus que des collages peints, ils réinventent l’intrication entre la chose faite (peinte) et la chose empruntée (déjà peinte), et cet ajustement contre nature s’invente en peinture.
Pierre Moignard le peint à nouveau et dit bénéficier du travail des autres. Dans la même logique d’emprunts productifs, il engage, entre autres, deux séries de peintures avec des images empruntées cette fois à ses propres films : Who Chooseth Me, Notes for the Merchant of Vegas et Holyland experience (2) tous deux tournés dans le monde des honnêtes monstruosités touristiques qu’il a longuement fréquenté. Il ne désespère pas des hétérotopies dégénérées où règne le faux qui fait ce qu’il veut, quand le vrai fait ce qu’il peut. Il dit s’en instruire, car il sait qu’il façonne jusqu’à notre vie quotidienne. Il s’y est risqué. Et les nouvelles images de « surface », toute d’extériorité, qu’il a saisies se présentent comme un défi pour la peinture.
Ainsi il découvrait au début des années 2000 sur la plage de Venice beach l’image presque idéale du devenir pictural de la morphologie humaine, qu’il cherchait, sous la forme d’un homeless couché sur la plage — la série Beach (3).
Il découvrait plus récemment dans le parc Epcot à Orlando, par exemple, l’image presque idéale de la mutation anthropologique de notre rapport à l’image dans la présence d’une jeune femme qui s’engage dans le « il y avait une fois » du personnage de « Blanche-Neige ». Plus qu’un jeu de rôles, cet engagement est davantage un faux-semblant par immersion qui favorise une sorte d’ethos d’emprunt qui est l’objet du tableau : Holyland #3. Il la découvrait encore au travers de la présence d’une autre jeune femme en prière devant le spectacle des scènes de la passion du Christ du parc Holyland Experience — tableau : Holyland # 4. Saisir en peinture quelque chose de l’image du recueillement contre nature de cette jeune femme au cœur de l’apparence extérieure du monde du divertissement ou, encore, quelque chose de l’image de la vacuité du personnage Blanche-Neige est un défi. Puisque empruntant à ces images, l’exercice de la peinture déjoue les habitus que fonde la croyance envers ce qui est authentique. Ces deux tableaux : Holyland #3 et Holyland #4 n’imitent pas les deux images prises au film. Ce ne sont pas vraiment des portraits, ils documentent plutôt quelque chose de la vie pauvre dans l’éclat du divertissement. De même, la série de peintures : Who chooseth me est l’occasion pour Pierre Moignard d’emprunter une image au split screen de son film. Il « remonte » en peinture l’image du homeless-Shylock de Venice Beach aux côtés de la lionne du casino MGM de Vegas. La surface de l’apparence extérieure se trouve, ici, mise à mal, altérée, par le réel de ces figures substantiellement peintes. De manière très différente, les graphes pris aux derniers dessins de Picasso (4) sont introduits dans un « fond » abstrait déjà peint par Moignard. Ce fond semble les attendre, comme s’ils y trouvaient une destination nouvelle, ainsi que l’indique le titre de ces tableaux : Suite P.
Collage peint ou pas, la réflexion technique n’imite pas, elle prend la chose déjà faite et donne ainsi une espèce de perspective sur la réalité extérieure à la peinture. Et si les tableaux présentés dans la galerie Anne Barrault sont de factures et d’écritures différentes, il n’est pas question de style. Il s’agit toujours pour Pierre Moignard de penser l’art en peinture, selon cette formule qu’il aime citer : « l’art c’est l’écriture de la vie ».
- XIIX beach était présenté au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris dans ses collections permanentes en 2017/2018 ainsi que 48 (autoportrait) en 2013/2014
- Who Chooseth Me, Notes for the Merchant of Vegas, 2009, film vidéo, Holyland experience, 2013, film vidéo tout deux collection du musée d’art moderne et contemporain de Genève Mamco
- Didier Ottinger, catalogue Beach, 2004. La série de tableaux Beach fait suite a celle des Compossibles présentés à la galerie Obadia en 1995 et 1997
- Ces dessins de Picasso sont : Nu couché 19 août 1972, nu dans un fauteuil 3 octobre 1972, nu couché 5 octobre 1972